dimanche 14 février 2010

Samedi 28 novembre.




Et je suis déjà dans l’avion du retour à Paris…

Comme toujours tout est passé vite, trop vite. Il m’a manqué deux ou trois jours pour finaliser tout comme je l’aurais souhaité. Il manque toujours deux ou trois jours.

Quelques images marquantes de ce dernier séjour me reviennent : avant- hier, en plein centre de Rio, au milieu du mouvement bariolé de la circulation, une tache noire surgit soudain, c’est un camion du BOPE, le bataillon des forces spéciales de la police militaire, celui-là même dont on raconte les exploits dans le film « Tropa de Elite ». Le véhicule est noir d’encre. Dans la benne arrière les hommes, en uniforme noir également, ont le visage couvert d’un suie de camouflage. Ils tiennent chacun une énorme mitraillette. Tout l’ensemble est fait pour jeter une impression d’effroi. Le camion est environné d’une aura sombre en total contraste avec le désordre bon enfant environnant. On se souvient soudain que le Brésil vit en réalité depuis des années une guerre civile non déclarée squi fait 50.000 morts par an.

Dans le même ordre d’idée, hier en plein centre de São Paulo, je m’égare un peu sur la vaste Praça da Républica et je tombe, dans un square, sur une sorte de cours des miracles, une assemblée de vagabonds enveloppés dans des couvertures sales et dont certains, tremblants, émaciés, sont visiblement sous les effets de la drogue, ça doit être du crack qui fait des ravages en ce moment dans la ville. Deux gars assistent un collègue en train de vomir tripes et boyaux. Les yeux sont rouges, les regards égarés… je passe mon chemin rapidement.

Plus tard je verrai aussi une voiture qui fonce en klaxonnant dans la foule qui tente de traverser une grande avenue au risque de blesser ou de tuer, manifestation de force brutale qui vient rappeler que le quotidien, ici, est affrontement sans merci entre dominants et dominés, dans une structure sociale qui est encore largement de type féodal.

Je pense aussi à l’omniprésence de la télé dans les lieux publics, stations de métro, salles d’attente, restaurants… à la pub qui passe en boucle, domination pesante de la marchandise, bourrage de crâne incessant.

C’est la face sombre du Brésil, le côté obscur d’un pays qui présente tant de charmes. Et on ne sait que penser de la situation générale. Est-ce que la Brésil « s ‘en sort » ? Est il sur le « bon chemin », dans une dynamique féconde ? D’un côté, il y a un mieux incontestable du côté des plus pauvres à cause des mesures d’assistance du gouvernement Lula. De l’autre la violence monte, la corruption rôde en permanence, le tout attisé par les mirages de la consommation.

Pour moi c’est la fin de mon Année de la France au Brésil où il m’a fallu batailler mon petit espace comme un débutant après 30 ans de bons et loyaux services dans les échanges culturels France-Brésil. Impression mitigée. Il y a eu de très beaux moments mais j’aurais pu donner et réaliser beaucoup plus avec un appui minimum des organisateurs de la manifestation qui ont refusé en bloc toutes mes propositions sans une explication. Heureusement que j’ai pu bénéficier de complicités à l’Alliance Française de Belém ou au Bureau du Livre de Rio. La « culture » (ce qu’on appelle culture) en France, fonctionne de plus en plus en réseaux fermés et opaques dont je ne fais décidément pas partie. En même temps c’est ma liberté de pouvoir faire ce que je veux faire au moment où j’ai envie de le faire avec le soutien des amis et musiciens avec qui je travaille.

Par exemple cette « danse étrange » que je viens d’enregistrer avec le quintet à cordes Alter qui est emmené par Alfonso Pacin, le guitariste argentin qui d’ordinaire m’accompagne en France. On est sans doute un peu loin du Brésil, musicalement parlant en tous cas, quoique… les argentins, après tout, sont les voisins du sud et l’Alter Quintet a un fort de ce côté-là. Pascal Pallisco est à l’accordéon et Xavier Desandre-Navarre aux percussions. L’arrangement est d’Alfonso Pacin.

samedi 13 février 2010

Rio de Janeiro le 27 novembre 2009



A Rio j’avais laissé Dudu se dépétrer avec une nouvelle chanson. Nous nous étions rencontrés un soir de la semaine dernière et je lui avais chantonné mon idée en m’accompagnant au piano. Il m’avait très gentîment accordé un petit moment dans son agenda particulièrement chargé : pianiste et arrangeur il est aussi producteur musical pour la chaîne de télévision Globo et travaille en ce moment aux finitions d’une « mini-série » comme on dit ici, un feuilleton en quelques épisodes consacré à une diva de la chanson brésilienne des années 1940/1950, Dalva de Oliveira. Il doit mettre en boîte 80 morceaux de musique, entre les chansons et les pièces instrumentales et ceci sans compter les musiques d’ambiances qui soutiennent la dramaturgie de l’intrigue, car la vie de cette grande dame fut une vraie « novela ». Dudu vit pratiquement en studio où il doit enchaîner séance sur séance. Auparavant, il doit écrire les arrangements, embaucher les musiciens… Il me dit qu’il reçoit une moyenne de 150 coups de fil par jour sur son portable qui n’arrête pas de tinter. Et pourtant, allez comprendre, il est très joignable, toujours tranquille, au fait de l’affaire qu’il doit traiter, précis et efficace, professionnel.

Nous avions donc travaillé sur ma chanson- qui décrit un lever de soleil sur la forêt amazonienne- puis je suis parti en vadrouille dans le Minas Gerais comme je le raconte dans le chapitre précédent. De temps en temps j’appelais Dudu pour voir comment il se dépétrait de mon affaire : « Cette nuit j’ai travaillé sur ta chanson, me disait-il. J’en possède désormais la forme. Il ne manque que quelques détails à préciser avec toi. » Je lui fais confiance. Je sais qu’il devine ce que je veux. J’ai la grande chance de travailler avec des musiciens –brésiliens et français- qui lisent dans mes pensées musicales sans qu’il soit besoin d’expliquer beaucoup ce que j’ai en tête.

Je connais Dudu depuis 5 ans. C’est Paula Morelenbaum, amie et chanteuse brésilienne qui fit longtemps partie du groupe de Tom Jobim, qui me l’avait présenté et recommandé. Je connais Paula depuis 30 ans et elle aussi avait sans doute deviné que je m’entendrais bien avec lui. Il y a 5 ans il avait écrit l’arrangement de ma chanson « Cargo Mixte ». C’est assez curieux car Dudu, en principe, ne parle pas français. Or son arrangement épouse toutes les inflexions et les nuances de mon texte. Et je me suis toujours demandé comment il avait fait pour coller à ce point à mes intentions.

Dimanche dernier je le rappelle donc pour voir comment nous allons procéder pour l’enregistrement de la chanson. Je le joins sur son portable. J’entends qu’il est environné de cris, de bruits de foule et de rumeurs diverses « Ecoute, me dit-il, il y a en ce moment un match du Flamengo ( l’un des clubs de foot les plus populaires), Rio est en délire et je ne crois pas que ça soit un bon moment pour parler de nos affaires. Rappelles moi demain à la même heure et on organise la chose. »

Le lendemain , donc, il précise ses intentions : Nous enregistrerons mercredi. Mais il me demande de le rappeler encore mardi soir pour définir les détails de l’opération : comme d’habitude à Rio on décidera tout à la dernière minute. J’ai confiance, je sais que tout sera bien fait, avec compétence et sensibilité mais cette « méthode » génère toujours une certaine appréhension. On ne peut pas s’empêcher de craindre quelque imbroglio inattendu. Il faut faire preuve de « jogo de cintura », mot à mot « jeu de ceinture », c’est à dire de souplesse au niveau du bassin, comme quand on danse la samba ou que l’on joue au foot, il faut danser et improviser « conformément à la musique », s’adapter souplement à l’imprévu, tirer le meilleur parti des circonstances…

A l’heure dite, donc, je joins Dudu qui me livre son « plan » : « Nous allons te glisser en sandwich entre les sessions d’enregistrement et de mixage du générique de la mini-série de la Globo. Je vais embaucher poiur ta chanson les musiciens avec qui je travaille aussi pour ces sessions, dans le même studio, ainsi on économisera en temps et en argent et tu penses bien que ce sont parmi les meilleurs instrumentistes de Rio…Auparavant, le matin, nous travaillerons ensemble chez moi à la mise en forme définitive de ta chanson. »

Dudu n’a qu’un défaut : il habite au diable vauvert, au delà de la Barra da Tijuca, une espèce de quartier de buildings, de résidences fermées, de shoppings centers qui s’est développé de manière plus ou moins sauvage sur le littoral sud de Rio dans une confusion urbanistique assez remarquable. Pour se rendre là-bas il faut traverser Copacabana, Ipanema, Leblon, emprunter des rocades, des tunnels, passer dans le parages de la favela da Rocinha, une des plus grandes du monde… Je ne suis pas toujours complètement tranquille quand je fais ce genre de voyages. Dans le mini bus qui m’emmène il y a trois mamies argentines en goguette, proies faciles pour les petits braqueurs qui rôdent, il y a aussi un jeune couple à l’apparence assez délurée, tatouages et piercings, des vendeurs ambulants qui protestent contre le prix du voyage (5 réais, un peu moins de 2 euros) qu’ils jugent excessif…
Le « cobrador » (contrôleur) du minibus reste debout à la porte et drague le client en criant à la cantonnade le nom des destinations : « Barrashoping ! », « Recreio dos Bandeirantes ! ». Le chauffeur, quant à lui, slalome entre les bagnoles, se faufile dans l’encombrement permanent des avenues de Rio, trouve miraculeusement sa voie dans la « confusão » générale tout en restant attentif au moindre signal d’un passager potentiel au bord du trottoir et rien ne lui échappe. J’admire ces héros du quotidien chaotique qui font des petits miracles dans leur combat singulier avec les exigences de la survie.
Finalement le voyage se déroule sans encombre et je parviens à l’édifice « La Rochelle » dans la résidence « Bretagne » où habite Dudu.

Nous autres artisans-musiciens d’aujourd’hui, passons beaucoup de temps en démarches de toutes sortes, contacts qu’il faut tisser et relancer, dossiers qu’il faut constituer, négociations qu’il faut aboutir, projets qu’il faut administrer… en même temps qu’il faut mener à bien le travail de création, voler du temps à toute cette bureaucratie envahissante pour composer pas à pas, modeler de nouvelles formes, les revoir, les préciser…travail plus ou moins obscur, répétitif, austère… puis soudain tout s’accélère il faut finaliser pour enregistrer ou pour jouer sur scène, il faut concrétiser, faire des choix et livrer « l’enfant ». Ces moments où tout prend visage et se révèle sont souvent des instants magiques où j’ai le sentiment de participer à quelque chose de plus vaste que moi avec l’aide providentielle d’une énergie qui vient d’ailleurs.

Et en cette fin de matinée brumeuse voici donc ma chanson, « Allons voir le soleil », qui surgit soudain de l’ordinateur de Dudu, bien mieux encore que je l’avais imaginée, magnifiée par un arrangement subtil.

Mais il faut aller vite. Nous précisons encore quelques détails, Dudu modèle une structure éléctronique qui servira de base à l’enregistrement, il imprime les partitions… et nous fonçons vers le studio.

Le taxi nous dépose sur une petite place au fond du quartier Gavea, au pied d’un escalier qui grimpe à flanc de colline. Quelques volées de marche et nous voici au studio « Palco » de Gilberto Gil, niché dans la verdure, avec une belle vue sur le « Corcovado » et la silhouette lointaine du Christ Rédempteur. Les musiciens sont déjà là : Lula Galvão, guitare, André Vasconcelos, contrebasse, Alex Fonseca, batterie et Sidinho Moreira, percussions, tous « cobras » (serpents) de studio-En France on dirait « requins »- capables de capter en quelques instants l’intelligence d’une musique et de se mettre complètement au service d’un projet avec un art consomméde l’économie. Pour eux, il s’agit presque toujours de faire peu mais éloquent et juste.

Et effectivement il ne leur faudra pas longtemps pour « mettre en boîte » la belle bande sonore, l’écrin musical pour ma voix. C’est impressionnant de voir le soin et la précision décontractée avec lesquels tout ce petit monde travaille, la belle orfèvrerie à l’œuvre. L’ingénieur du son, d’un tranquillité et d’une concentration totale, est Vitor Farias, qui a enregistré certains des albums historiques de la musique brésilienne comme « Essa Mulher » d’Elis Regina ou « Zabumbê-bum-à » d’Hermeto Pascoal.

Lula guitare et André contrebasse tissent une première trame sur laquelle Alex dépose une très subtile partie de batterie aux balais. Enfin Sidinho colore tout cela aux percus-sons, calebasses d’eau et autres coquillages. Je sens avec plaisir que tous ces fins musiciens aiment travailler avec moi, faire de la musique avec moi et ne s’en cachent pas d’ailleurs, même si je leur propose des conditions bien moins favorable que celles que leur offre la « Rede Globo ». Sidinho me confie qu’il vient de sortir d’une session d’enregistrement dans un autre studio où on lui a demandé de « faire de la soupe » dans une ambiance étrange et malsaine. Et il restera avec nous jusqu’à la fin de notre séance, alors que rien ne l’y oblige, pour peaufiner certains détails de son intervention dans ma chanson.

Entretemps on nous monte un déjeuner du restaurant voisin, un délicieux filet de bœuf aux légumes arrosé d’une bière fraîche, cette tambouille toute simple et goûteuse du « bistrot du coin de la rue » au Brésil, de la « vraie » nourriture préparée et assaisonnée avec amour et talent.

Tandis qu’au dehors, l’atmosphère se charge d’électricité, une chaleur pesante s’installe, saturée d’humidité et le ciel s’obscurcit entièrement de nuages noirâtres…

17h30 nous devons céder la place pendant quelques heures à Sergio Saraceni, producteur musical de la Rede Globo, qui m’a très gentîment autorisé à utiliser certaines de ses plages horaires alors que lui aussi est dans un « rush » total, dans le processus de finalisation de la bande sonore de la mini série « Dalva de Oliveira » dont je parle plus haut et dont Dudu assure la direction musicale. Pour l’instant Sergio et Dudu travaillent sur le générique de la mini-série, un objet musical assez étonnant. Sergio a retrouvé le passage d’une interview de Dalva de Oliveira où elle chantonne a-cappella pour le journaliste quelques couplets d’une chanson. Il a alors demandé à Péri Ribeiro, chanteur et fils de Dalva, de faire un duo posthume avec sa mère à partir de ce fragment puis il a fait orchestrer le tout et c’est cet objet musical assez singulier qu’ils sont en train de mixer maintenant.

… et l’orage éclate brusquement en pluie torrentielle qui noie le paysage. Le Cristo Redentor est environné de nuées dantesques. Les larges feuilles des plantes tropicales ploient et luisent sous l’averse.

21h… nous reprenons l’enregistrement de ma chanson sous les applaudissements des musiciens et techniciens vsiblement ravis de retrouver cet univers musical. Entretemps l’orage s’est arrêté et un important match de foot a commencé. Sergio qui est un supporter ardent de l’équipe Fluminense qui joue ce soir est rentré en catastrophe chez lui pour assister à la rencontre à la télé. Au début je sens que le match en cours créé un léger flottement dans le studio et que l’on sort de temps à autre pour aller jeter un œil sur le récepteur branché en permanence dans la pièce attenante. La dramaturgie du foot fait partie de la vie intime des brésiliens, c’est une sorte d’épopée populaire aux enjeux insoupçonnés dont on suit pas à pas les péripéties. C’est un jeu mais c’est en même temps une puissante métaphore du match de la vie, du désir aux prises avec la réalité, de la loyauté en combat singulier avec les démons de la corruption et du mensonge, du courage en butte à toutes les formes plus ou moins subtiles de désespérance…

Mais bien vite la bonne concentration reprend ses droits. Et je dois maintenant placer la voix sur le bel environnement musical que l’on m’a préparé. Il faut essayer tout de suite de viser le plus juste possible pour éviter de commencer à anonner et quitter le territoire de l’émotion native pour entrer dans la mécanique de la répétition.
C’est le danger du studio que l’on peut y rester une éternité (si on en a les moyens…) à la quête d’un résultat « parfait », lisse. Or ce sont les subtiles imperfections qui font la vie d’un enregistrement . Un enregistrement est la photographie sans apprêts et sans pitié du point où nous en sommes. Il faut savoir s’arrêter et trouver le juste compromis entre le désirable et ce qu’il est humainement et artistiquement possible de faire à l’instant même.

Vitor a fait un beau son de casque, très enveloppant. Je suis en immersion totale dans l’arrangement que Dudu a écrit. Je découvre ma chanson à mesure que je l’interprète et nous essayons de préserver cette émotion première. 22h, Sidinho rajoute ça et là quelques touches de couleurs avec de petites percussions et gri-gris qu’il sort de sa malle à merveilles et il essuie une larme en sortant de la cabine d’enregistrement visiblement très ému par ce qu’il vient d’entendre. Vers 22h30 tout est dit. Et on va se restaurer d’un juste et délicieux poulet à la broche au « Brasero da Gávea ».

jeudi 26 novembre 2009


São Gonçalo do Rio das Pedras 22 novembre 2009
Photo de Dona Ilídia par Lori Figueiró

Encore un saut d’avion vers le nord-ouest et quelques heures d’autocar dans « l’intérieur » et je retrouve les montagnes bleues du Minas Gerais, cet environnement de pierres qui pensent et de buissons qui parlent, Minas des enchantements et des malédictions.

Temps suspendu, Minas-méditation. Ici on tombe dans la contemplation comme un galet dans le fond d’un bassin d’eau vive, de cette eau fraîche et douce des cascades de Minas.

La maison est un peu à l’écart du village, immergée dans une petite forêt.
On n’a pas idée du calme de ces parages, de ce concerto pour silence et oiseaux, pour insectes et souffles. Hier, quand j’arrive, la sono est en panne : impossible d’écouter de la musique enregistrée. Tant pis. Tant mieux. De la « varanda », terrasse couverte à l’air libre qui s’avance à toucher les frondaisons des arbres où je me tiens en compagnie de deux bougies, j’écoute la polyphonie des animaux de la nuit. Les minuscules cymbales, les flûtiaux, les soupirs, les sanglots étouffés et tout au fond, en toile lointaine, une chorale de crapauds qui se répondent en appels décalés.

Je me tiens sous un croissant de lune d’une netteté absolue sur le velours noir, sous un grand fleuve d’étoiles sur l’obscur intense, dans la tiédeur de cette nuit d’été, dans la noirceur lumineuse de Minas.

Ce matin, je fais le tour du verger. Pitangas, carambolas, acerolas, papayes, goyaves, cajous, umbous, maracujas, piquis, dix variétés de mangues, d’oranges, de bananes, de mandarines. Mais le sol est ingrat, sec et sablonneux. Les arbres peinent à croître, se rebellent, se tordent pour quêter la lumière et l’humidité, sont attaqués par des colonnes de fourmis tenaces, de termites en guerre, de chenilles vénéneuses… Ainsi les gens d’ici, plutôt « taiseux », circonspects, la peau dure et tannée, le corps noueux. À l’image de cette terre âpre, le « mineiro » est volontiers taciturne et solitaire, même lorsqu’il est en société. Mais il sait ramasser sa pensée et sa méditation en phrases fulgurantes et inspirées qui touchent au cœur : Les signes de vraie vie nous sont tellement étrangers (João Guimarães Rosa ).

Et le dimanche s’écoule dans la belle et haute lumière de ces parages. Sur la « varanda », je déguste un poulet au sang, une des délicieuses spécialités de la région, avec une polenta de maïs et du chou portugais (couve) frit. Un cavalier passe sur le chemin, tirant derrière lui une mule bâtée, chargée de fagots. On est dans un autre espace-temps. Ce village est encore protégé d’une certaine agitation car, pour y parvenir il faut affronter 40 Km d’une route de terre complètement défoncée. Mais on parle de goudronner. Alors, avant qu’il ne soit trop tard, Lori et Márcia, des amis voisins ont créé un centre culturel, le Centro de Cultura Memorial do Vale, et ont entrepris de filmer les témoignages des anciens des environs.

À la nuit tombée, ils me montrent les récits de Dona Zeca et de Sr Nestor (92 ans) qui parlent du temps, pas si éloigné, où il n’y avait ni eau courante, ni électricité, ni même route, du temps où tous les déplacements s’effectuaient à cheval ou à pied, du temps où, pour transporter un malade à la ville, 20 hommes se relayaient pour porter le brancard pendant 40 km de sentiers sinueux… Mais, dans leurs souvenirs, cette vie était bonne, l’eau des cascades était pure et l’on s’amusait beaucoup avec très peu. Témoin Dona Ilídia qui a sans doute près de 90 ans, élégante et malicieuse, qui s’est laissée filmer en train d’ouvrir une ombrelle et de réciter un beau poème avec l’aplomb et l’éclat d’une véritable « star » :

Veja-me só que elegância
Em que ponto eu hoje estou
Com esta bela sombrinha
Que o padrinho me comprou.

Andando assim como eu ando
Toda galante sombrinha
Não há ninguém que me deixe
De julgar como uma mocinha.

Quero que todos exclamem
Isso sim não é menina
Repare e veja que é
Uma mocinha pequenina.

Seguro na minha sombrinha
Como faz toda senhora
Mas não se ria de mim
Senão daqui eu vou me embora.

E quem muito há de gostar
De me ver assim vestida
Toda catita e galante
É a mamãezinha querida.

( Texte recueilli par le Centro de Cultura Memorial do Vale )


Que je me suis permis de traduire très librement :


Regardez-moi quelle élégance
Et quel éclat, quelle prestance
Je suis sous une belle ombrelle
Que mon parrain m’a acheté



Marchant ainsi comme je marche
À pas menus, à pas comptés
Je veux ici que tous s’exclament :
« On dirait vraiment une dame ! »

Mais ne vous moquez pas de moi
Ne riez pas derrière mon dos
Car si j’entends que l’on ricane
Je m’en irai tout aussitôt.

Et celle qui va adorer
De me voir ainsi pomponnée
Celle qui va être ravie
C’est petite maman chérie.

lundi 23 novembre 2009

Rio de Janeiro, le 18 novembre.
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Prendre un bus près de la station de métro Botafogo en direction de Gávea. En vingt petites minutes, quand la circulation est fluide, on va changer d’écosystème. Descendre à la station « Jardim Botanico ». Franchir les portes du parc.

En un instant tout s’apaise. Derrière moi s’éloigne l’avenue rugissante saturée de gaz d’échappements, devant moi s’ouvre l’allée grandiose des palmiers rois qui chatouillent le ciel de leurs hautes frondaisons. Jardin Botanique de Rio, sans doute l’un des plus beaux parcs publics du monde. C’est l’empereur Dom Pedro II, un monarque atypique, éclairé, ami des arts, pionnier de la photographie… qui avait voulu ce jardin où sont rassemblés, de manière fluide et impressionniste, les principales espèces d’arbres de plantes de la foisonnante flore brésilienne. À mesure que l’on s’éloigne de l’entrée , on pénètre un monde de massifs de feuillus de toutes formes qui côtoient des arbres immenses, de fontaines et de statues nichées dans la verdure, de petits cours d’eau qui la parcourent, d’étangs couverts de grands nénuphars contemplatifs.

De passage à Rio il faut aller au Jardin Botanique et se laisser envelopper par cette tranquillité verte. En ce milieu d’après-midi, il n’y a presque personne, un ou deux poètes égarés en admiration, quelques rares touristes.

Pause dans le bleu et le vert, toutes les nuances de vert, dans le délice des ombrages où le soleil diffuse à travers les colonnades de bambou, dans le scintillement diffus des jeux de l’eau et de la lumière. Oasis de calme odorant tandis que l’on devine au loin le tumulte hoquetant de la ville, l’étrange chaos puant qui prolifère, l’énervement palpable dans les secousses de la circulation au touche-touche, le véhicule qui toussent, qui crachent…

Je prolonge encore un peu cette promenade d’émerveillement, je savoure chaque particule de cette paix verte piquetée des rouges, des jaunes, des mauves des fleurs éparses. Un toucan bariolé cueille des petits fruits dans les hautes branches. Le soleil descend, la lumière est plus chaude, plus caressante, exalte toutes les couleurs de ce jardin-poème qui s’apprête pour la nuit.

Coups de sifflets, le «Jardim Botânico » ferme. Quelques pas et re-voici la réalité automobile. Je n’ai pas de difficulté à attraper mon bus immobilisé, coincé dans les embouteillages du rush de fin de journée.

samedi 21 novembre 2009


Rio de Janeiro, le 16 novembre.

A peine arrivé à Rio, encore un peu fourbu de cette tournée et de ces voyages, de ces décalages horaires et culturels, je respecte une tradition mienne : je vais à la Casa da Feijoada à Ipanema car c’est dimanche.

Véritable temple du plat national Brésilien ce restaurant ne sert que de la Feijoada de la meilleure qualité. J’ai déjà eu l’occasion de parler de cette nourriture rituelle dans chapitre antérieur de ce blog, de toutes ces marmites de choses fumantes, délicieuses et diététiquement incorrectes qui peuplent la table à l’heure de la dégusation qui doit être lente, concentrée, religieuse.

Pour ma part j’aime la Feijoada « completa » avec toutes sortes de cochonailles : oreilles, pattes, abats divers et non identifiés, la formule carnivore et exagérée, précédée d’une caïpirinha, arrosée de bières, suivie d’une bonne sieste…

Rio aime le dimanche, avec ses après-midi à la plage et ses matches de foot en fin de journée. Il me semble que le Club Flamengo joue aujourd’hui car je vois beaucoup de gens qui arborent le t-shirt aux rayures rouges et noires. On assiste au match en groupe sur le trottoir, à la télé d’un bar voisin. C’est un prétexte à exclamations, rires et hurlements divers.
……

Le lendemain je retrouve l’autre côté de Rio, un peu moins glamour, un peu moins affriolant . Le téléphone qui ne marche pas, par exemple. La moitié des numéros (fixes) que je tente d’appeler sont en dérangement. On se croirait revenu 30 ans en arrière quand téléphoner était une opération éprouvante et hasardeuse : lignes « croisées » ( on entendait d’autres conversations en même temps que la sienne), communication « tombée » (brusquement interrompue), erreurs de destinataires (on arrivait ailleurs une fois sur troiss, on faisait même parfois connaissance avec des gens que le hasard des erreurs d’aiguillage, vous avaient fait contacter) etc….

Ces problèmes récurrents avec les téléphones fixes constituent sans doute une stratégie pour vendre davantage de portables (qui, eux, marchent très bien et sont hors de prix.) Le Brésil est, une fois de plus, soumis à l’oppression débridée des puissances d’argent.

Je cherche un studio avec un piano pour pouvoir travailler mes chansons. Je dois téléphoner à une bonne quinzaine de d’établissements pour pouvoir trouver enfin le studio qui semble convenir. Vers le soir, donc, je prends le métro, descend à la station Flamengo et tente de trouver la rue où se trouve le local de répétition. Avec un aplomb parfait et après avoir consulté un plan le vigile du métro m’envoie dans une direction parfaitement erronée. Je finirai bien par trouver ma rue après une bonne demie heure de marche. Mais la « ville merveilleuse » a fait place à une cité obscure d’avenues vides battues par les vents. L’éclairage public est précaire et oscillant. De temps en temps un ou une étudiante des cours du soir qui se hâte, les cahiers à la main. Au coin d’une rue un homme gît dans les détritus, ordure parmi les ordures. Est- ce qu’il dort ou est- ce qu’il est mort ? Ou plutôt est-ce qu’il frappe aux portes de la mort et qu’on lui refuse l’entrée ? « Tout l’étrange se fige », les abords sont plein de fantômes et d’ombres qui passent, d’âmes en peine qui errent dans la désolation. Je parviens finalement à mon studio, dans un vieux building immense qui ressemble un peu à ces immeubles où les détectives de Raymond Chandler et de Dashiell Hamett avaient leurs bureaux. Un portier aux yeux rouges somnole devant la télé, l’ascenseur bringuebalant fonctionne par miracle, toujours prêt à rendre le dernier soupir. L’éclairage est toujours aussi problématique et l’obscurité tenace. Tout est un peu sale et abandonné. Corridors vides. J’arrive enfin à destination. Un jeune couple m’accueille dans un vaste local encombré de meubles et de matériel entassé à la diable, lui aussi plongé dans un semi-pénombre.

Je peux enfin m’installer en tête à tête avec le piano et travailler mes musiques pendant deux heures qui s’envolent sans prendre garde puis prendre une soupe dans un petit restau de quartier. Avant de rentrer ici « autour de minuit » dans ce climat singulier et légèrement inquiétant du Rio nocturne.

jeudi 19 novembre 2009

Porto Alegre, 14 novembre 2009


Photo: Frédéric Pagès et Xavier Desandre-Navarre



Une heure et demie d’avion et nous voici encore dans un tout autre univers, le Grand Sud du Brésil , le Rio Grande do Sul, aux frontières de la Pampa argentine et uruguayenne avec ses “gauchos” blonds aux yeux bleus, un Brésil germanisant et italianisant, un autre rythme, un autre style… Nous sommes invités par le Salon du Livre de Porto Alegre, 55 ans que cette grand-messe existe, ça doit être le plus ancien Salon du Livre du Brésil.

A l’arrivée, en survolant les abords de l’aéroport on découvre un paysage inondé sous un ciel bas. Il est tombé des trombes hier soir et les rivières ont débordé.

Ici tout est cadré et chronométré, sans rigidité mais avec un sens de l’organisation que l’on retrouvera difficilement dans d’autres régions du pays. Bel hotel confortable en plein centre de Porto Alegre, à deux pas de la salle où nous donnerons le concert, petite salle de deux cents places très agréable avec une bonne sono et une équipe technique agile et compétente. On a juste le temps de s’installer, la nuit est tombée, quelques instants de silence dans la salle encore vide… puis on ouvre les portes et le public s’installe. Un public fervent, peut–être un peu moins démonstratif que dans d’autres provinces du Brésil mais extrêmement attentif et complice. La bonne sono nous permet de nous immerger complètement dans le travail mots-musiques, de faire dans la nuance, de préciser les climats. “Quelque chose” se produit dont nous sommes les auxiliaires. C’est encore la musique et les mots qui nous guident. Xavier tisse des trames de climats sonores évocateurs et envoûtants. Je crois que nous avons réussi à emmener nos spectateurs dans ces régions de récits-songes et de poèmes dansés où nous avions l’intention de les inviter.
En compagnie de notre nouvel ami Flávio, un dîner de viandes délicieuses (la spécialité du coin) arrosées d’un vin capiteux du Chili sous les grands arbres dans le patio d’une Churrascaria locale clôt cette belle journée et cette belle tournée.

mercredi 18 novembre 2009


Photo de Seu Cássio

Diadema, vendredi 13 novembre 2009

Mário, le maire de Diadema, est arrivé au milieu d’une improvisation débridée sur le poème « Trem de Ferro » (chemin de fer) de Manuel Bandeira, un classique de la littérature brésilienne. Puis il s’est joint à nous lorsque nous avons commencé à travailler sur un texte de João Guimarães Rosa, extrait de son chef d’œuvre « Mon Oncle le Jaguar ». De même l’adjointe à la culture et la responsable des bibliothèques de la ville sont rentrées dans la ronde. En cette deuxième journée d’atelier à Diadema, nous sommes à la « Casa da Música » qui est installée dans une jolie maison au milieu d’un parc à la végétation tropicale qui fut la résidence, dans les années 1920, d’Anita Malfatti grande artiste peintre de la période moderniste. Le public des participants est un peu différent de celui d’hier, à la « Casa do Hip Hop ». Aujourd’hui ce sont plutôt des élèves et des professeurs de l’Ecole de Musique qu’abrite la « Casa ».
Public sans doute plus « académique », comme on dit ici mais qui se donne également, complètement au jeu.

Plus tard nous donnerons notre concert devant une petite assemblée attentive et émerveillée. J’aime jouer au Brésil à cause de cette capacité d’émerveillement du public, à cause de cette sensibilité poétique et musicale qui fait que les gens “embarquent” complètement dans le voyage que nous leur proposons. Il y a là des spectateurs qui sont arrivés un peu par hasard, Senhor Cassio par exemple, un musico de la vieille garde à l’oeil malicieux qui joue dans la “banda” municipale. Il m’explique que tous ses enfants sont musiciens, amateurs ou professionnels. Il ne tarit pas d’éloges sur notre concert : “Je n’ai jamais rien entendu de semblable dans ma vie.” Le texte de Guimarães Rosa “ Mon Oncle le Jaguar” l’a particulièrement touché."Peut-être s’identifie-t-il à ce chasseur de fauves qui est séduit par ses proies et devient fauve lui même ?"

Après cette journée intense, on se retrouve tous au “Franciscano”, un restaurant de quartier qui sert sans façon une tambouille délicieuse. On trinque à la caïpirinha. On discute de table en table dans les conversations hautes et les rires sonores.