jeudi 26 novembre 2009


São Gonçalo do Rio das Pedras 22 novembre 2009
Photo de Dona Ilídia par Lori Figueiró

Encore un saut d’avion vers le nord-ouest et quelques heures d’autocar dans « l’intérieur » et je retrouve les montagnes bleues du Minas Gerais, cet environnement de pierres qui pensent et de buissons qui parlent, Minas des enchantements et des malédictions.

Temps suspendu, Minas-méditation. Ici on tombe dans la contemplation comme un galet dans le fond d’un bassin d’eau vive, de cette eau fraîche et douce des cascades de Minas.

La maison est un peu à l’écart du village, immergée dans une petite forêt.
On n’a pas idée du calme de ces parages, de ce concerto pour silence et oiseaux, pour insectes et souffles. Hier, quand j’arrive, la sono est en panne : impossible d’écouter de la musique enregistrée. Tant pis. Tant mieux. De la « varanda », terrasse couverte à l’air libre qui s’avance à toucher les frondaisons des arbres où je me tiens en compagnie de deux bougies, j’écoute la polyphonie des animaux de la nuit. Les minuscules cymbales, les flûtiaux, les soupirs, les sanglots étouffés et tout au fond, en toile lointaine, une chorale de crapauds qui se répondent en appels décalés.

Je me tiens sous un croissant de lune d’une netteté absolue sur le velours noir, sous un grand fleuve d’étoiles sur l’obscur intense, dans la tiédeur de cette nuit d’été, dans la noirceur lumineuse de Minas.

Ce matin, je fais le tour du verger. Pitangas, carambolas, acerolas, papayes, goyaves, cajous, umbous, maracujas, piquis, dix variétés de mangues, d’oranges, de bananes, de mandarines. Mais le sol est ingrat, sec et sablonneux. Les arbres peinent à croître, se rebellent, se tordent pour quêter la lumière et l’humidité, sont attaqués par des colonnes de fourmis tenaces, de termites en guerre, de chenilles vénéneuses… Ainsi les gens d’ici, plutôt « taiseux », circonspects, la peau dure et tannée, le corps noueux. À l’image de cette terre âpre, le « mineiro » est volontiers taciturne et solitaire, même lorsqu’il est en société. Mais il sait ramasser sa pensée et sa méditation en phrases fulgurantes et inspirées qui touchent au cœur : Les signes de vraie vie nous sont tellement étrangers (João Guimarães Rosa ).

Et le dimanche s’écoule dans la belle et haute lumière de ces parages. Sur la « varanda », je déguste un poulet au sang, une des délicieuses spécialités de la région, avec une polenta de maïs et du chou portugais (couve) frit. Un cavalier passe sur le chemin, tirant derrière lui une mule bâtée, chargée de fagots. On est dans un autre espace-temps. Ce village est encore protégé d’une certaine agitation car, pour y parvenir il faut affronter 40 Km d’une route de terre complètement défoncée. Mais on parle de goudronner. Alors, avant qu’il ne soit trop tard, Lori et Márcia, des amis voisins ont créé un centre culturel, le Centro de Cultura Memorial do Vale, et ont entrepris de filmer les témoignages des anciens des environs.

À la nuit tombée, ils me montrent les récits de Dona Zeca et de Sr Nestor (92 ans) qui parlent du temps, pas si éloigné, où il n’y avait ni eau courante, ni électricité, ni même route, du temps où tous les déplacements s’effectuaient à cheval ou à pied, du temps où, pour transporter un malade à la ville, 20 hommes se relayaient pour porter le brancard pendant 40 km de sentiers sinueux… Mais, dans leurs souvenirs, cette vie était bonne, l’eau des cascades était pure et l’on s’amusait beaucoup avec très peu. Témoin Dona Ilídia qui a sans doute près de 90 ans, élégante et malicieuse, qui s’est laissée filmer en train d’ouvrir une ombrelle et de réciter un beau poème avec l’aplomb et l’éclat d’une véritable « star » :

Veja-me só que elegância
Em que ponto eu hoje estou
Com esta bela sombrinha
Que o padrinho me comprou.

Andando assim como eu ando
Toda galante sombrinha
Não há ninguém que me deixe
De julgar como uma mocinha.

Quero que todos exclamem
Isso sim não é menina
Repare e veja que é
Uma mocinha pequenina.

Seguro na minha sombrinha
Como faz toda senhora
Mas não se ria de mim
Senão daqui eu vou me embora.

E quem muito há de gostar
De me ver assim vestida
Toda catita e galante
É a mamãezinha querida.

( Texte recueilli par le Centro de Cultura Memorial do Vale )


Que je me suis permis de traduire très librement :


Regardez-moi quelle élégance
Et quel éclat, quelle prestance
Je suis sous une belle ombrelle
Que mon parrain m’a acheté



Marchant ainsi comme je marche
À pas menus, à pas comptés
Je veux ici que tous s’exclament :
« On dirait vraiment une dame ! »

Mais ne vous moquez pas de moi
Ne riez pas derrière mon dos
Car si j’entends que l’on ricane
Je m’en irai tout aussitôt.

Et celle qui va adorer
De me voir ainsi pomponnée
Celle qui va être ravie
C’est petite maman chérie.

lundi 23 novembre 2009

Rio de Janeiro, le 18 novembre.
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Prendre un bus près de la station de métro Botafogo en direction de Gávea. En vingt petites minutes, quand la circulation est fluide, on va changer d’écosystème. Descendre à la station « Jardim Botanico ». Franchir les portes du parc.

En un instant tout s’apaise. Derrière moi s’éloigne l’avenue rugissante saturée de gaz d’échappements, devant moi s’ouvre l’allée grandiose des palmiers rois qui chatouillent le ciel de leurs hautes frondaisons. Jardin Botanique de Rio, sans doute l’un des plus beaux parcs publics du monde. C’est l’empereur Dom Pedro II, un monarque atypique, éclairé, ami des arts, pionnier de la photographie… qui avait voulu ce jardin où sont rassemblés, de manière fluide et impressionniste, les principales espèces d’arbres de plantes de la foisonnante flore brésilienne. À mesure que l’on s’éloigne de l’entrée , on pénètre un monde de massifs de feuillus de toutes formes qui côtoient des arbres immenses, de fontaines et de statues nichées dans la verdure, de petits cours d’eau qui la parcourent, d’étangs couverts de grands nénuphars contemplatifs.

De passage à Rio il faut aller au Jardin Botanique et se laisser envelopper par cette tranquillité verte. En ce milieu d’après-midi, il n’y a presque personne, un ou deux poètes égarés en admiration, quelques rares touristes.

Pause dans le bleu et le vert, toutes les nuances de vert, dans le délice des ombrages où le soleil diffuse à travers les colonnades de bambou, dans le scintillement diffus des jeux de l’eau et de la lumière. Oasis de calme odorant tandis que l’on devine au loin le tumulte hoquetant de la ville, l’étrange chaos puant qui prolifère, l’énervement palpable dans les secousses de la circulation au touche-touche, le véhicule qui toussent, qui crachent…

Je prolonge encore un peu cette promenade d’émerveillement, je savoure chaque particule de cette paix verte piquetée des rouges, des jaunes, des mauves des fleurs éparses. Un toucan bariolé cueille des petits fruits dans les hautes branches. Le soleil descend, la lumière est plus chaude, plus caressante, exalte toutes les couleurs de ce jardin-poème qui s’apprête pour la nuit.

Coups de sifflets, le «Jardim Botânico » ferme. Quelques pas et re-voici la réalité automobile. Je n’ai pas de difficulté à attraper mon bus immobilisé, coincé dans les embouteillages du rush de fin de journée.

samedi 21 novembre 2009


Rio de Janeiro, le 16 novembre.

A peine arrivé à Rio, encore un peu fourbu de cette tournée et de ces voyages, de ces décalages horaires et culturels, je respecte une tradition mienne : je vais à la Casa da Feijoada à Ipanema car c’est dimanche.

Véritable temple du plat national Brésilien ce restaurant ne sert que de la Feijoada de la meilleure qualité. J’ai déjà eu l’occasion de parler de cette nourriture rituelle dans chapitre antérieur de ce blog, de toutes ces marmites de choses fumantes, délicieuses et diététiquement incorrectes qui peuplent la table à l’heure de la dégusation qui doit être lente, concentrée, religieuse.

Pour ma part j’aime la Feijoada « completa » avec toutes sortes de cochonailles : oreilles, pattes, abats divers et non identifiés, la formule carnivore et exagérée, précédée d’une caïpirinha, arrosée de bières, suivie d’une bonne sieste…

Rio aime le dimanche, avec ses après-midi à la plage et ses matches de foot en fin de journée. Il me semble que le Club Flamengo joue aujourd’hui car je vois beaucoup de gens qui arborent le t-shirt aux rayures rouges et noires. On assiste au match en groupe sur le trottoir, à la télé d’un bar voisin. C’est un prétexte à exclamations, rires et hurlements divers.
……

Le lendemain je retrouve l’autre côté de Rio, un peu moins glamour, un peu moins affriolant . Le téléphone qui ne marche pas, par exemple. La moitié des numéros (fixes) que je tente d’appeler sont en dérangement. On se croirait revenu 30 ans en arrière quand téléphoner était une opération éprouvante et hasardeuse : lignes « croisées » ( on entendait d’autres conversations en même temps que la sienne), communication « tombée » (brusquement interrompue), erreurs de destinataires (on arrivait ailleurs une fois sur troiss, on faisait même parfois connaissance avec des gens que le hasard des erreurs d’aiguillage, vous avaient fait contacter) etc….

Ces problèmes récurrents avec les téléphones fixes constituent sans doute une stratégie pour vendre davantage de portables (qui, eux, marchent très bien et sont hors de prix.) Le Brésil est, une fois de plus, soumis à l’oppression débridée des puissances d’argent.

Je cherche un studio avec un piano pour pouvoir travailler mes chansons. Je dois téléphoner à une bonne quinzaine de d’établissements pour pouvoir trouver enfin le studio qui semble convenir. Vers le soir, donc, je prends le métro, descend à la station Flamengo et tente de trouver la rue où se trouve le local de répétition. Avec un aplomb parfait et après avoir consulté un plan le vigile du métro m’envoie dans une direction parfaitement erronée. Je finirai bien par trouver ma rue après une bonne demie heure de marche. Mais la « ville merveilleuse » a fait place à une cité obscure d’avenues vides battues par les vents. L’éclairage public est précaire et oscillant. De temps en temps un ou une étudiante des cours du soir qui se hâte, les cahiers à la main. Au coin d’une rue un homme gît dans les détritus, ordure parmi les ordures. Est- ce qu’il dort ou est- ce qu’il est mort ? Ou plutôt est-ce qu’il frappe aux portes de la mort et qu’on lui refuse l’entrée ? « Tout l’étrange se fige », les abords sont plein de fantômes et d’ombres qui passent, d’âmes en peine qui errent dans la désolation. Je parviens finalement à mon studio, dans un vieux building immense qui ressemble un peu à ces immeubles où les détectives de Raymond Chandler et de Dashiell Hamett avaient leurs bureaux. Un portier aux yeux rouges somnole devant la télé, l’ascenseur bringuebalant fonctionne par miracle, toujours prêt à rendre le dernier soupir. L’éclairage est toujours aussi problématique et l’obscurité tenace. Tout est un peu sale et abandonné. Corridors vides. J’arrive enfin à destination. Un jeune couple m’accueille dans un vaste local encombré de meubles et de matériel entassé à la diable, lui aussi plongé dans un semi-pénombre.

Je peux enfin m’installer en tête à tête avec le piano et travailler mes musiques pendant deux heures qui s’envolent sans prendre garde puis prendre une soupe dans un petit restau de quartier. Avant de rentrer ici « autour de minuit » dans ce climat singulier et légèrement inquiétant du Rio nocturne.

jeudi 19 novembre 2009

Porto Alegre, 14 novembre 2009


Photo: Frédéric Pagès et Xavier Desandre-Navarre



Une heure et demie d’avion et nous voici encore dans un tout autre univers, le Grand Sud du Brésil , le Rio Grande do Sul, aux frontières de la Pampa argentine et uruguayenne avec ses “gauchos” blonds aux yeux bleus, un Brésil germanisant et italianisant, un autre rythme, un autre style… Nous sommes invités par le Salon du Livre de Porto Alegre, 55 ans que cette grand-messe existe, ça doit être le plus ancien Salon du Livre du Brésil.

A l’arrivée, en survolant les abords de l’aéroport on découvre un paysage inondé sous un ciel bas. Il est tombé des trombes hier soir et les rivières ont débordé.

Ici tout est cadré et chronométré, sans rigidité mais avec un sens de l’organisation que l’on retrouvera difficilement dans d’autres régions du pays. Bel hotel confortable en plein centre de Porto Alegre, à deux pas de la salle où nous donnerons le concert, petite salle de deux cents places très agréable avec une bonne sono et une équipe technique agile et compétente. On a juste le temps de s’installer, la nuit est tombée, quelques instants de silence dans la salle encore vide… puis on ouvre les portes et le public s’installe. Un public fervent, peut–être un peu moins démonstratif que dans d’autres provinces du Brésil mais extrêmement attentif et complice. La bonne sono nous permet de nous immerger complètement dans le travail mots-musiques, de faire dans la nuance, de préciser les climats. “Quelque chose” se produit dont nous sommes les auxiliaires. C’est encore la musique et les mots qui nous guident. Xavier tisse des trames de climats sonores évocateurs et envoûtants. Je crois que nous avons réussi à emmener nos spectateurs dans ces régions de récits-songes et de poèmes dansés où nous avions l’intention de les inviter.
En compagnie de notre nouvel ami Flávio, un dîner de viandes délicieuses (la spécialité du coin) arrosées d’un vin capiteux du Chili sous les grands arbres dans le patio d’une Churrascaria locale clôt cette belle journée et cette belle tournée.

mercredi 18 novembre 2009


Photo de Seu Cássio

Diadema, vendredi 13 novembre 2009

Mário, le maire de Diadema, est arrivé au milieu d’une improvisation débridée sur le poème « Trem de Ferro » (chemin de fer) de Manuel Bandeira, un classique de la littérature brésilienne. Puis il s’est joint à nous lorsque nous avons commencé à travailler sur un texte de João Guimarães Rosa, extrait de son chef d’œuvre « Mon Oncle le Jaguar ». De même l’adjointe à la culture et la responsable des bibliothèques de la ville sont rentrées dans la ronde. En cette deuxième journée d’atelier à Diadema, nous sommes à la « Casa da Música » qui est installée dans une jolie maison au milieu d’un parc à la végétation tropicale qui fut la résidence, dans les années 1920, d’Anita Malfatti grande artiste peintre de la période moderniste. Le public des participants est un peu différent de celui d’hier, à la « Casa do Hip Hop ». Aujourd’hui ce sont plutôt des élèves et des professeurs de l’Ecole de Musique qu’abrite la « Casa ».
Public sans doute plus « académique », comme on dit ici mais qui se donne également, complètement au jeu.

Plus tard nous donnerons notre concert devant une petite assemblée attentive et émerveillée. J’aime jouer au Brésil à cause de cette capacité d’émerveillement du public, à cause de cette sensibilité poétique et musicale qui fait que les gens “embarquent” complètement dans le voyage que nous leur proposons. Il y a là des spectateurs qui sont arrivés un peu par hasard, Senhor Cassio par exemple, un musico de la vieille garde à l’oeil malicieux qui joue dans la “banda” municipale. Il m’explique que tous ses enfants sont musiciens, amateurs ou professionnels. Il ne tarit pas d’éloges sur notre concert : “Je n’ai jamais rien entendu de semblable dans ma vie.” Le texte de Guimarães Rosa “ Mon Oncle le Jaguar” l’a particulièrement touché."Peut-être s’identifie-t-il à ce chasseur de fauves qui est séduit par ses proies et devient fauve lui même ?"

Après cette journée intense, on se retrouve tous au “Franciscano”, un restaurant de quartier qui sert sans façon une tambouille délicieuse. On trinque à la caïpirinha. On discute de table en table dans les conversations hautes et les rires sonores.

samedi 14 novembre 2009

Diadema, jeudi 12 novembre 2009




A balança pesa o peixe
A balança pesa o homem
A balança pesa a fome
A balança vende o homem

(La balance pèse le poisson
La balance pèse l’homme
La balance pèse la faim
La balance vend l’homme)

Dans la chaleur de cet après-midi d’été, les MCs (Maîtres de Cérémonie dans le langage Hip-Hop) de la « Casa do Hip Hop » de Diadema près de São Paulo scandent le poème, le rythment à leur façon, le démontent et le remontent, mélangent mots et syllabes, le font sonner de mille manières. Les « Beat boxers » y rajoutent des percussions vocales. De temps en temps un chœur se forme qui accompagne et encourage le soliste…
Après un bref temps d’observation et de présentations, les vocalistes de la « Casa do Hip-Hop » venu en nombre (entre 30 et 40 personnes) participer à notre atelier se sont complètement investis dans les exercices et jeux musicaux que nous avons proposé, Xavier Desandre-Navarre et moi-même et ils se sont complètement approprié « Ver-O-Peso » le poème de Max Martins, grand poète d’Amazonie disparu au début de cette année, que j’avais apporté comme premier prétexte d’une rencontre entre leur démarche et la nôtre. Le poème parle de la dure vie des pêcheurs qui apportent leur poisson au marché « Ver-O-Peso » (Littéralement : « Voir le poids ») de Belém : est-ce l’homme qui mange le poisson ou la faim qui dévore l’homme ? Le poème joue de cette allitération entre homem (homme) et fome (faim) avec au milieu, en arbitre froid de cette tragédie, la balance qui pèse le poisson, l’homme, la faim… la mort.

J’avais envie depuis longtemps déjà de proposer à des rappeurs compétents et créatifs comme ceux de Diadema de réaliser un travail sur des poèmes considérés comme plus ou moins « classiques ». Et ils ont complètement joué le jeu, ils ont accepté de sortir de leurs repères habituels pour livrer une lecture singulière et inhabituelle de ce texte.
On sent aussi qu’ils se connaissent bien et qu’ils ont l’habitude de jouer et d’improviser ensemble, ce qui facilite grandement les choses.

Cette « Casa do Hip-Hop » est un projet de la municipalité de Diadema qui a commencé il y a une bonne dizaine d’années. Diadema est une banlieue pauvre et problématique de São Paulo qui était, il n’y a pas encore si longtemps, largement constituée de favelas. Les équipes municipales du PT, le Parti des Travailleurs de Lula, qui se sont succédées ici depuis plus de 20 ans ont transformé peu à peu le visage de cette ville de 500.000 habitants en créant des « noyaux d’habitations populaires » avec petits immeubles et maisons en dur, tout cela au prix d’un effort considérable, notamment dans le domaine culturel.

Il y a un grand réseau de bibliothèques publiques et de centres culturels dont cette « Casa do Hip-Hop ». La « Casa » est constituée d’un préau avec une scène et un espace assez vaste pour la danse. Puis on débouche sur un patio magnifiquement décoré avec des fresques de différents styles mais toutes d’une très grande qualité graphique. Certains des jeunes qui fréquentent cette « Casa » sont là depuis les débuts et tentent de développer leur art, d’enregistrer, de se produire dans cette ville-monde qu’est l’agglomération de São Paulo, gigantesque chaos urbain aux limites indéfinies.

Cette « Casa » est un beau projet culturel bien adapté à la « réalité » (comme on dit ici) de ces jeunes. Mais sa mise en place, comme on peut l’imaginer n’a pas été aisée. D’autant que la municipalité a joué le jeu d’une certaine participation démocratique de ces rappeurs à la construction du projet. Ceci dit , le résultat est là : on ne peut qu’être frappé par la qualité, par la musicalité de ces musiciens des mots et des rythmes aux personnalités bien affirmées. D’ailleurs la chaîne de télévision « Globo » ne s’y est pas trompée qui a filmé toutes nos activités durant l’après-midi. Car c’est la « journée mondiale du Hip-Hop ». Nous sommes passés en direct au début de l’après midi et en différé, avec un autre reportage, dans le journal de la nuit.

17h30…l’atelier se termine et les break dancers s’y mettent. Après avoir été mis en voix et en musique le texte est maintenant dansé, passé au feu de la grande énergie de São Paulo, la « Métropolis Tropicale » qui pulse, qui dévore toutes les cultures, qui recycle tout pour créer les poèmes inouïs (c’est à dire jamais encore entendus) de demain matin.

vendredi 13 novembre 2009

Frédéric Pagès au salon du livre de Belém


Et je reprends le fil de ce blog que j’avais interrompu il y a neuf mois…..

Mercredi 11 novembre 2009

Moiteur sur Belém. Il paraît que c’est l’hiver. Bientôt ça sera la saison des pluies. Mais pour l’instant c’est l’étuve avec un temps un peu voilé et des nuages qui traînent. Le choc est toujours d’une violence inouïe quand, en quelques heures d’une nuit mal dormie on bascule d’un hémisphère dans l’autre, d’une planète dans l’autre, davantage encore à Belém qui est un autre Brésil sous les apparences du Brésil, où le temps ne s’écoule pas de la même façon, où les mots n’ont pas tout à fait le même sens et où, plus encore qu’ailleurs, il faut se débrouiller avec cette énergie puissante qui déborde dans tous les sens, avec cette cohue des désirs et des angoisses qui caractérise le monde en général et le Brésil en particulier, avec cet « in-formalisme », cette manière d’improvisation permanente qui donne au quotidien des airs de concert de Free-Jazz.

Après de multiples péripéties qu’il serait un peu laborieux de rapporter ici mais avec lesquelles on pourrait écrire un gros livre nous avons, Xavier Desandre-Navarre et moi-même, donné notre concert « Ave Césaire » hier soir au Salon du Livre de Belém. Comment ce petit miracle a-t-il pu se produire ? Les esprits et les anges gardiens ont dû beaucoup travailler pour nous guider dans le dédale des démarches, des ordres et contre-ordres, des obstacles de toutes sortes qui se sont dressés…. Car il a fallu ramer avec force contre le courant de toutes les inerties, de tous les vents contraires, de toutes les tracasseries.

Et puis soudain, à l’heure dite ou à peu près, vers 18h30, le tumulte s’apaise, les techniciens brésiliens du son et de la lumière s’activent avec compétence, nous nous installons dans le petit théâtre mis à notre disposition, tout se met en place rapidement avec quelque chose, oui , qui tient de la grâce et du miracle.

Dés les premières notes, on sent que l’énergie est là, le son est puissant et précis et même la diffusion à tue-tête d’un opéra dans une salle voisine ne parviendra pas à nous déstabiliser. Nous livrons ici le fruit des mois de travail, un voyage de mots-musiques et de mots- médecine guidé par le verbe d’Aimé Césaire qui parlait, lui, de « mot-macumba », mots de pouvoirs (au bon sens du terme) et mots de guérison, car le propos de la poésie de mots et de musique est de masser, de guérir , de révéler peut-être… ça n’est pas nous qui faisons de la musique, c’est la musique qui nous fait, ce sont les mots qui nous emmènent , nous ne faisons qu’accompagner le mieux possible une forme, un mouvement, une danse…

Mots de Césaire, donc mais aussi prose de Guimarães Rosa et de Raul Bopp que nous travaillons depuis des années Xavier et moi, mots de Max Martins, un grand poète de Belém qui est mort au début de l’année et que j’avais eu le privilège de rencontrer il y a quelques années, mots aussi de Dalcidio Jurandir, un immense écrivain d’ici encore très méconnu, disparu à la fin des années 1970 et dont on célèbre le centenaire. Son fils, José Roberto, nous fait l’amitié de venir assister à notre concert. La grande nouveauté pour moi, pour nous, c’est que ce « concert littéraire» est entièrement bi-lingue. Nous avons voulu cette fois-ci, mêler et tresser intimement non seulement les mots et les rythmes, le son et le sens mais aussi le français et le portugais. Les langues s’interpénètrent, soit en traduction , soit en écho. Certains textes sont donnés soit en portugais ou soit en français, pour d’autres on livre en parallèle les deux versions. C’est assez sportif mais très riche, lorsque, par exemple nous entremêlons intimement deux poèmes, l’un d’Aimé Césaire et l’autre d’un poète paraense (du Pará) de la négritude un peu antérieur, Bruno de Menezes, deux poèmes qui ont le même titre : « Batouque » et qui sont, chacun à leur manière de véritables partitions verbales de rythme et de danse. Je ne sais si, dans la vie réelle, ces deux poètes ont eu l’occasion de se rencontrer et de communiquer car cette coïncidence est troublante mais je sais que ce soir Aimé Césaire et Bruno de Menezes dialoguent en direct sur cette scène du Salon du Livre de Belém :
Aimé Césaire :
« Batouque des mains
Batouque des seins
Batouque des sept pêchés décapités
Batouque de défis de guêpiers carminés
Dans la maraude du feu et du ciel en fumée… »
Bruno de Menezes :
« Rufa o batuque na cadência alucinante
do jongo do samba na onda que banza.
Desnalgamentos bamboleios sapateios, cirandeios,
Cabindas cantando lundús das cubatas. »

Bruno Stefani, le directeur de l’Allliance Française de Belém qui nous a constamment soutenu dans cette aventure, vibre à notre manière de faire sonner ces textes. On sent chez lui une grande connivence avec le Brésil de Belém, une grande compréhension amicale de ce pays. D’ailleurs le stand de l’Alliance Française au Salon du Livre de Belém ne désemplit pas.

Plus tard, avec Gunter Pressler, professeur à l’Université Fédérale du Pará qui nous a aussi donné un sérieux coup de main et avec José Roberto, le fils de Dalcidio Judandir, accompagné de son épouse, on se lèche les doigts au cours d’un dîner tardif au bord d’un des affluents du fleuve Amazone, en découvrant les saveurs inouïes d’un plat de crevettes au risotto de pupunha (un délicieux petit fruit local) et d’asperges, et d’un Tucunaré (poisson du fleuve) grillé accompagné d’un couscous à la mangue, tout en sirotant des bières brassées ici même, parfumées aux arômes de fruits d’Amazonie.

vendredi 27 mars 2009


Dimanche 15 février

«Je hais les dimanches... « souvent, en France, quand survient le dimanche, je pense à cette chanson de Charles Aznavour qu’interprétait Juliette Gréco, je crois bien. Et c’est vrai qu’en France le dimanche est souvent un jour mort, socialement parlant. Les boutiques ferment et comme c’est le commerce et l’activité économique qui “tient” tout, qui fait exister la société, reste une sorte de vide assez angoissant. Le débat actuel sur l’ouverture des magasins le dimanche est significatif de ce point de vue. Je n’ai jamais eu cette sensation au Brésil, au contraire. Peut-être parce que la culture populaire est vivante, le dimanche au Brésil est un jour de fête, une espace de rencontres, d’activités sociales que la créativité ambiante aura vite fait d’occuper. J’ai parlé du dimanche à Belém et de ce grand forum, de cette agora qu’est la Praça da Republica. À São Luis aussi j’ai cette impression d’un jour spécial de convivialité. Bref, au Brésil, on ne s’ennuie pas le dimanche.

Après un réveil paresseux, je savoure quelques moments de calme. Tout est tranquille dans le “Condominio”. Il fait une belle chaleur un peu moite. On dirait que l’air chaud amortit les sons. Le ciel est couvert. Il y a toujours quelque pluie dans les parages, une averse qui rode. Je travaille un peu à ce blog, puis Danielle vient me chercher pour aller à la plage. Danielle est prof, ou plutôt elle est “supervisora” c’est-à-dire comme le nom de sa fonction l’indique, qu’elle supervise le travail d’une équipe de profs dans une école privée, passionnée par son travail, par la pédagogie qui est un des grands chantiers du Brésil. On entend souvent, en particulier dans la bouche des hommes politiques ou dans les programmes des partis: “Il faut investir dans l’éducation”, “l’éducation doit être prioritaire”, “L’éducation est la clé de tout”, certes, mais quelle éducation ? Celle qui abrutit, qui humilie, qui dégoûte à tout jamais d’apprendre et qui se résume à l’apprentissage laborieux de quelques codes ou celle au contraire qui éveille au plaisir de découvrir, à la créativité, à la construction de soi et qui ouvre sur un processus d’apprentissage illimité? Ces deux démarches sont parfaitement antagoniques. Le grand éducateur brésilien Paulo Freire ne disait pas autre chose il y a 50 ans. Danielle en est persuadée et elle me raconte l’histoire de cet élève qui avait produit une rédaction tout à fait remarquable mais qui n’avait obtenu que 7 (sur 10) parce qu’il y avait quelques fautes d’orthographe. Scandalisé, il était remonté jusqu’à la directrice de l’établissement: “J’ai mis toute mon âme dans ce travail et vous me donnez 7” Et il contestait le principe même de la notation. Ce qui choquait aussi Danielle c’est que l’institution n’avait pas su comprendre et valoriser la passion avec laquelle cet élève s’était jeté dans ce travail.

Mais revenons au dimanche. On parvient rapidement à une petite maison de plage où réside en ce moment Rodrigo, un cousin de Danielle, je pique une tête dans la mer, on commande un plat de chair de crabe et du poisson frit au petit restau voisin, on débouche un vin frais d’Argentine... La gastronomie locale est pleine de spécialités délicieuses. Un soir, j’ai savouré un succulent poisson au four (le Pargo) accompagné d’un riz au citron. Il y a aussi l’arroz de cuxa, un riz mélangé de verdures et de fruits de mer. On arrose tout ça d’un piment très parfumé qui n’emporte pas la gueule mais qui rajoute une étincelle à ces délices.

Une petite sieste puis on papote autour d’un café avant de rendre visite à Raposa, un village de pêcheurs voisins. On fait quelques pas dans le “mangue”, la forêt semi inondée où vivent les crabes et quantité de crustacés, milieu indispensable au renouvellement de la biodiversité locale, écosystèmes précieux toujours menacés par la cupidité de quelques-uns et par la stupidité des autres qui coupent ces arbres pour construire des marinas pour riches ou tout simplement pour exploiter le bois... On rencontre un pêcheur, ami de Rodrigo, qui va essayer de prendre quelques crevettes “pour le plaisir”. De jolies barques colorées reposent sur le sable d’un chenal à marée basse. Plus tard on déambule dans le village qui possède une belle tradition d’artisanat au crochet: robes, chemises, nappes, dessus-de-lit, dessous-de-plat. On s’attarde dans une échoppe remplie de trésor. Il y a de très jolies pièces, vivement colorées. Il s’agit d’un travail minutieux et qui demande une infinie patience. Une dame nous en fait la démonstration. Ses mains agiles croisent à toute allure des bobines de fil pour faire les petits noeuds qui constituent la trame de ces pièces. Elle est en train de confectionner une sorte de diadème, un bandeau qu’elle doit livrer demain pour un mariage. “J’en ai jusqu’à une heure du matin “ nous dit-elle dans un large sourire “Je vais finir en regardant la télé.”

Vers le soir José Augusto m’emmène pour un dernier dîner avant mon départ dans une pizzeria du bord de mer. Il y a d’excellents restaurants italiens au Brésil. Celui est là est vaste et semble tourner à plein régime en ce dimanche soir. À l’entrée, on est accueilli par une maîtresse d’hôtel équipée d’une oreillette, un ballet de serveurs se déploie entre les tables. On rafle de justesse les deux dernières places. José Augusto me raconte que cet établissement a été créé par un prêtre italien qui était prof à la fac de São Luis mais qui a quitté le clergé après être tombé dans les bras d’une maranhense. D’ailleurs il est là, au milieu de son personnel, en train de veiller à la bonne marche des choses. C’est vrai qu’il y a un je-ne-sais-quoi d’ecclésiastique dans son style. A cet instant passe une escouade de belles filles à la démarche décidée. Clin d’oeil de José Augusto: “Évidemment, dans ces conditions, les voeux de chasteté ont été un peu difficile à tenir…”

Quatre heures trente du matin. Je vais attraper mon avion pour Belo Horizonte. Le taxi fonce dans São Luis désert. Je rentre dans la dernière phase de mon séjour au Brésil. Dans trois jours, je reprends mon avion pour Paris. Je quitte à regret cette ville que je connais encore mal où j’ai encore beaucoup de choses à découvrir et où j’ai été si bien reçu. Toutefois en discutant avec le chauffeur du taxi, un autre aspect des choses se révèle: il m’apprend en effet qu’il travaille depuis 7h du matin de la veille. En d’autres termes cela fait presque 22 heures qu’il conduit son taxi sans discontinuer…”Pas moyen de faire autrement, me dit-il avec flegme, question d’habitude…”. Ainsi va le Brésil entre violence et caresses, entre délices et cruauté.

jeudi 26 mars 2009

Samedi 14 février

São Luis. Le charme un tantinet désuet et décalé de la vieille ville. Au centre il y a ce bistrot qui fait angle, bar et petit restaurant que j’avais déjà repéré dans un voyage précédent, il y a quelques mois où de vieux messieurs se réunissent pour discuter philo, littérature, histoire, politique... Élégants, pantalons blancs, chemises de lin, parfois une canne ou un panama, ils rivalisent d’érudition autour d’une bière dans la bonne chaleur et la douce lumière de la fin de l’après-midi. Au passage, je capte des bribes de la conversation, on cause de démocratie athénienne, présence française au Brésil au début de la colonisation portugaise... on aurait envie de s’immiscer dans le cercle.


À deux pas de là, il y a l’hôtel “Lord”-tout un programme - où le décor, le mobilier, la déco, les uniformes du personnel, n’ont pas dû changer depuis les années 1930. Tout a vieilli sur place, s’est patiné, mais quand on franchit la porte, on change d’époque. Dans les chambres, seuls l’air conditionné et la télé signalent que l’on n’est plus tout à fait en 1935. Pour le reste, le dépaysement est total et savoureux. On descend encore la rue puis une volée d’escaliers et l’on se retrouve dans les ruelles pavées de la ville basse, non loin de la mer. On pénètre sous un porche et l’on débouche dans un petit marché où s’emboîtent échoppes et tavernes. Là, c’est toujours l’heure de siroter un café ou une cachaça de manioc- la spécialité du cru- entre deux rendez-vous importants. La musique n’est jamais loin et il faut peu de chose pour que les instruments sortent de leurs étuis, pour qu’apparaissent les percussions, pour qu’on entonne en choeur quelque chanson du répertoire. À ce propos, j’ai réussi finalement à joindre le secrétaire à la culture et il m’a donné rendez-vous justement cet après-midi dans un bistrot situé dans une autre partie de la ville, le quartier Renascencia, il paraît que c’est son habitude, où aura lieu un petit concert.

À l’heure dite, je me pointe donc là-bas. Le quartier Renascencia a certainement moins de charme architectural que la vieille ville, ce sont des bâtiments récents, beaucoup de commerces, mais le bar est bel espace, sous les arbres, avec une scène où des musiciens s’installent, un barbecue où grillent quelques viandes, des tables dispersées au milieu desquelles je finis par retrouver Joãozinho, le ministre, cordial, amical, visiblement très heureux de me voir. En fait il sait fort bien qui je suis, un ami a préparé le terrain et l’a renseigné. Ce qui l’intéresse en particulier c’est mon rôle en mai 68 parce qu’il est convaincu de la grande importance politique de ces événements. Et déjà cette position un peu à contre- courant me plaît. Pour lui faire plaisir et sur la suggestion de cet ami qui le connaît bien je lui ai apporté un livre “Quelle Université ? Quelle Société ?” que nous, une petite équipe très impliquée dans le “mouvement”, avions publié aux éditions du Seuil en Juillet 68. Il s’agit d’une collection de documents de première main: tracts, manifestes, déclarations, appels.... non pas un énième commentaire sur les “événements de mai” mais les textes bruts, l’expression très riche et très diverse de ces journées particulières. Déjà en 68, en lisant les journaux, en écoutant la radio, en regardant la télé aux ordres de l’époque, nous avions constaté l’abîme qui existait entre la réalité que nous vivions et les faits tels qu’ils étaient rapportés par les médias. Déjà la presse se passionnait pour les voitures brûlées, les vitrines cassées, le mobilier urbain défoncé et les bagarres entre flics et manifestants. Mais très peu pour le fond des choses, l’élaboration d’une critique globale et pertinente du “système” qui échappait aussi bien à l’idéologie officielle qu’aux canons de l’orthodoxie marxiste, l’espèce de poésie en action qui avait pris possession des lieux publics, l’humour ravageur des slogans, déclarations, manifestes et propositions de toutes sortes. Cette floraison qui ne visait, à mon avis, aucune efficacité politique à court terme, était talentueuse, souvent brillante, très inspirée. Ces documents méritaient d’être réunis et c’est ce que nous avons fait au sein d’une espèce de petite agence de presse et de communication, le CRIU, créé sur le moment et appuyée et hébergée par le mouvement d’éducation populaire “Peuple et Culture” et qui avait l’aval de certains des principaux leaders de l’histoire (Sauvageot, Geismar, Cohn-Bendit et les animateurs des Comités d’Action Lycéens).

À la fin juin, quand la vague est retombée, nous avions réuni les textes qui nous paraissaient les plus forts et les plus représentatifs, nous les avions organisés en un livre avec le minimum de commentaires et nous étions allé frapper à la porte des éditions du Seuil qui avaient immédiatement accepté de publier l’ouvrage qui a été traduit par la suite en espagnol, en italien et en japonais. Et c’est ce livre même que 40 ans plus tard je me retrouve maintenant en train de dédicacer (pour la première fois) à la demande de Joãozinho, dans ce bistrot brésilien de São Luis en cette fin d’après-midi de février, dans la chaleur de l’été et les prémisses du carnaval tandis qu’un orchestre (avec trompette, trombone, saxophones, percussions, guitare...) plein de vigueur et d’animation attaque un pot-pourri de sambas.

mercredi 18 février 2009


Vendredi 13 février

Une petite heure d’avion et voici São Luis do Maranhão, Saint Louis du Maragnan, fondée, paraît-il, par deux gentilshommes français au XVIe° siècle. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il y a comme un je-ne-sais-quoi de chic et de huppé dans la vieille ville (Je plaisante). Il n’en reste pas moins que le centre ancien de São Luis est impressionnant: vastes demeures aux salles immenses, beaux édifices recouverts de faïences, fontaines, rues pavées... le tout un peu rongé par l’humidité et la végétation mais qui garde fière allure. Autour de “l’île” qui est le site premier de la cité, la ville moderne s’étend et grignote le paysage, et, comme dans les autres grandes villes côtières du Brésil, un processus d’urbanisation assez violent fait s’aligner des buildings plutôt impersonnels sur le front de mer.

L’arrivée en avion sur São Luis est, une fois encore, spectaculaire. On survole tout un système de lagunes et de bras de mer, le delta du fleuve Paresses (au pluriel), avec, au loin, l’inouï parc des Lençoïs Maranhenses, milliers de lacs d’eau douce aux tons d’émeraude et d’aigue-marine sertis dans le sable des dunes.

Tout est affaire de styles, d’allures, de rythmes. A Belém: le “Carimbó”. A São Luis, le “Tambor de Criolo”. Dans le Pará, on sent chez les gens , (pour simplifier), une espèce de gravité méditative qui est sans doute la marque de la culture indienne. En apparence, le maranhense semble plus festif. En fait j’ai rarement rencontré un endroit où on fait autant la fête qu’ici. En dehors même des périodes de carnaval ou de fêtes juninas (du mois de juin) où l’animation est permanente, la ville retentit souvent de la rumeur des tambours, même en pleine semaine. Les traditions populaires sont très riches, les manifestations colorées et somptueuses.
En même temps le Maranhão est un des états les plus pauvres de la fédération. Comme ailleurs, mais sans doute plus qu’ailleurs au Brésil les écarts de richesses sont considérables. Entre, par exemple, ceux qui habitent des cabanes précaires sur pilotis au bord du fleuve et puis ceux qui vivent dans les résidences fermées, les “condominios fechados”, pour gens aisés, protégées par de hauts murs, des barbelés, des vigiles.
Cette situation, pour problématique qu’elle soit, ne génère cependant pas de tension palpable: les gens sont généralement affables, serviables. Mais les affrontements politiques sont sans merci. Le Maranhão est depuis longtemps, plus d’un quarantaine d’années, le fief de la famille Sarney. José Sarney est un homme politique qui a réussi à survivre à tous les régimes et à tirer son épingle du jeu dans la plupart des épisodes récents de l’histoire du Brésil. ¨Proches des militaires sous la dictature, il sera cependant Président de la République au moment de la transition démocratique puis on le retrouvera allié de Lula au moment de la première élection de celui-ci. Après une petite période de relatif effacement il vient d’effectuer un retour remarqué sur le devant de la scène en parvenant à se faire ré-élire président du Sénat. En 2006, cependant, sa mainmise sur le Maranhão est remise en cause par l’élection d’un condidat social-démocrate au gouvernement de l’état, le Dr Jackson Lago, personnalité de la gauche locale, vieil adversaire de Sarney. Le clan Sarney n’admet pas sa défaite et, essaie, depuis cette époque de faire annuler l’élection du Dr Lago en utilisant tous les recours juridiques possibles. L’affaire doit être jugée jeudi prochain à Brasilia par le “Tribunal électoral Supérieur”. Jackson, comme on l’appelle familièrement ici, risque la destitution.

C’est dans ce contexte assez tendu que j’arrive à São Luiz, hébergé par un couple d’amis proches du gouverneur mis en accusation. J’accompagne donc l’affaire de près. Pour compliquer un peu les choses, le mari du couple en question vient d’être nommé à la tête de la compagnie des eaux de l’Etat du Maranhão. A peine a-t-il pris ses fonctions que les installations qu’il a hérité de la gestion précédente, mal entretenues, commencent à tomber en panne les unes après les autres: les pompes qui alimentent São Luis en eau potable s’arrêtent , les tuyaux, dévorés par l’oxydation, éclatent... un million de personnes sont menacées d’être privées d’eau. Mon ami ne dort plus, Vingt quatre heure sur vingt quatre sur le pied de guerre, avec ses équipes qui se relaient pour remettre les installations en fonctionnement. Pendant que ses adversaires politiques s’en donnent à coeur joie qui ont pourtant une certaine responsabilité dans l’histoire car ce sont eux qui ont laissé se dégrader la situation et qui n’ont pas pris les mesures en temps utile quand ils étaient au pouvoir, durant les mandats précédents.

J’admire le calme avec lequel José Augusto affronte cette situation, le calme, la créativité, un humour et un optimisme “de méthode”. Entre interviews à la télé et interventions sur le terrain, il conduit sa barque avec souplesse et autorité. Dans l’adversité, les brésiliens se laissent rarement aller à la dépression et à l’amertume. Au contraire, ils redoublent d’énergie et d’ingéniosité.

Dans ces régions nord/nord-est du Brésil les choses sont fluctuantes et mouvantes, plus encore que dans d’autres régions. Il est parfois difficile de marquer des rendez-vous de travail à proprement parler. Il faut avancer, heure après heure, saisir les opportunités qui se présentent. Par exemple j’ai eu besoin de m’entretenir avec le secrétaire d’état à la culture du Maranhão qui est, en quelque sorte, le Ministre de la Culture du gouvernement de l’état du Maranhão. Au Brésil, l’expérience montre qu’il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Dans une société à la hiérarchie plutôt pyramidale, Il n’est pas inutile, quand c’est possible, de se présenter et de parler au chef-même si ça n’est pas lui qui suivra ensuite l’affaire au jour le jour. Dans ce cas précis il aurait sans doute fallu que je m’y prenne très à l’avance car le “secretario” est évidemment quelqu’un de très occupé. Mais pas de panique, il y a toujours un moyen. Son assistante me conseille d’essayer de lui parler pendant un bal de carnaval qui a lieu le soir même. José Augusto qui le connaît se propose gentîment de m’aider. Nous voilà donc parti dans la nuit chaude et remuante de São Luis à la recherche du ministre.

Le bal de carnaval en question est entouré de tout un cordon de sécurité. C’est que le gouverneur en personne y assiste. Et les places sont chères car il s’agit d’une fête philantropique dont les bénéfices seront reversés à une oeuvre sociale. Passés donc les contrôles d’usage, on se retrouve dans un vaste hall où une joyeuse foule costumée se presse et se balance au son de la batterie d’une école de samba dans une température de sauna. Nonnes en bas résille, amiraux d’opérettes, empereurs romains, vampires, sorcières, sheikh arabes, bagnards, cow boys, anges et dyables de tous les sexes et, bien sûr, reines du carnaval savamment déshabillées tout ce petit monde ondule et gigote, toutes générations confondues. Au milieu de ce grand pandémonium bon enfant, circulent des photographes de presse et les caméras de la télé. Un coup de projecteur à gauche, on repère le ministre. José Augusto se fraie un passage en distribuant ça et là beijos et abraços (il connaît tout le monde) et met la main sur le personnage officiel qui se révèle quelqu’un de très accessible et de sympathique sans aucune cérémonie. Comme le vacarme perturbe la conversation, il me donne son numéro de portable et propose que l’on se rappelle demain.

Sur scène l’école de samba a laissé la place à l’excellent Jorge Aragão qui pratique une samba plutôt sophistiquée. Aragão excelle dans ces sambas au rythme souple et lent, presque paresseux. En ayant l’air de ne pas y toucher, il mène sa barque au doigt et à l’oeil: rien de superflu, ça tourne rond et bon, ça pulse en douceur, la mécanique est impeccable et rebondissante, les chansons s’enchaînent sans interruption pendant quinze, vingt minutes, et parfois, tout en s’épongeant le front avec une serviette blanche Jorge Aragão fait quelques commentaires, raconte une blague sans que la bonne cadence s’arrête. Et à la tête de son équipage, conduisant ainsi fièrement son navire-samba, il rentre tranquillement dans les petites heures du matin pour aborder, fourbu mais comblé, aux rives de l’aube.

samedi 14 février 2009




Mardi 10 février

Aujourd’hui, je l’avoue, j’ai fui le harcèlement digital (Internet, l’ordi, le portable...) et les réunions diverses pour me réfugier dans la forêt amazonienne au milieu des grands arbres et de quelques animaux amicaux. Car il y a une forêt en plein coeur de la ville à Belém. Je crois que c’est encore le Sénateur Lemos (grâces lui soient rendues encore une fois) qui a eu cette merveilleuse idée de créer ce “jardin botanique” qui n’est pas un parc ordonné mais, heureusement, un coin de nature vive et foisonnante. Je pénètre sous le couvert et, tout de suite, je me retrouve dans une température idéale, comme massé, embrassé accueilli et recueilli par cette masse mère végétale, cette matrice qui m’environne et m’enveloppe d’une douce caresse odorante. Très curieuse cette sensation d’être en pleine nature, d’observer les singes sauter de branche en branche, d’entendre les cris perçants des araras et en même temps de percevoir au loin la rumeur des camions et des autobus, le halètement éperdu de la ville machine. Guère de promeneurs en cet après-midi humide. Les sentiers sont détrempés, le sol est gorgé d’eau, les feuilles gouttent et les sous-bois exhalent des senteurs délicieuses.

J’ai déjeuné avec l’ami Renato au petit restaurant du “Bosque Rodrigues Alves” c’est le nom de cet endroit, l’appellation “Bosque” (Bois) étant, paraît-il une allusion au Bois de Boulogne dont le Sénateur Lémos se serait inspiré. Il est vrai qu’il y a un petit lac avec des barques, une fausse grotte et un pont qui pourrait y faire penser. Pour le reste, on est loin, très loin de la périphérie de Paris avec sa pauvre “nature” complètement domestiquée.

Ici, même en pleine ville, la forêt “parle”, est remplie de présences.

Renato, donc, est un agitateur culturel de terrain qui habite dans un quartier un peu excentré de Belém “Le Satellite”. Contre-vents et marées, il fait vivre depuis 10 ans un petit journal local, “O Sapo Cururú”, le crapaud Cururú (qui est un gros batracien), à la fois gazette locale et feuille revendicative car Renato ne fait pas mystère de son engagement politique à gauche. Le nom du journal est une allusion à une expression populaire: “pagar o sapo” (payer le crapaud) cela veut dire, d’après ce que je comprends, demander des comptes, ne pas se laisser faire, répliquer, riposter... Autour de son petit canard, Renato organise des événements culturels. Par chance, sa candidate (du PT, le parti de Lula) a gagné les dernières élections pour le gouvernement de l’état (du Pará) ce qui lui donne un peu (à peine) plus de marges. Depuis plus de 6 ans, il accompagne mon travail culturel dans la région, mes concerts, mes ateliers. Et je vois, à ses observations, qu’il a attentivement écouté mes textes et chansons. On ne sait jamais exactement l’effet que produit un concert ou une intervention publique. Parfois on a l’impression que tout cela sera vite oublié, que ça glissera comme un pet sur une toile cirée et puis des années après on constate que cet “instant dans la vie d’autrui” aura eu des répercussions, une certaine importance et que l’on ne s’est pas efforcé en vain.

De même le “Sapo Cururú”. L’initiative paraît modeste. Mais attention aux initiatives modestes, surtout si elles sont conduites avec passion et compétence: elles peuvent avoir de grandes répercussions.

Mais une cloche sonne au loin. Le “Bois” va fermer ses portes. Il faut se diriger vers la sortie et retrouver la grande avenue Almirante Barroso qui traverse la ville comme une blessure, avec ses meutes d’autobus fumants et rugissants, son trafic ininterrompu tout près cependant des singes des oiseaux et autres petits animaux du “Bosque Rodrigues Alves” qui sont maintenant complètement tranquilles dans leur oasis de luxuriance et de fraîcheur.

vendredi 13 février 2009


Dimanche 8 février

Il fait dimanche à Belém, comme dirait l’ami Cendrars et quelque chose dans l’air est plus léger, plus translucide dans une tranquillité bleue. Les rues sont presque vides et silencieuses sauf en plein centre, Praça da Républica, où l’on a l’impression que toute la ville s’est donnée rendez-vous, se réunit et se donne en spectacle. À la fois marché d’artisanat et de petites choses à grignoter, lieu d’exhibition et de spectacles: capoeira, musiques..., territoire de rencontres la Praça da Républica le dimanche est l’endroit où il faut passer pour retrouver tout le monde et passer un moment agréable à fureter dans les étals, à boire un verre au traditionnel “Bar do Parque” qu’ont chanté poètes locaux et écrivains de passage, à regarder danseurs et lutteurs.

Il y a ici un artisanat populaire très créatif: des bijoux, par exemple, à base de graines, de plumes d’oiseaux, voire de peau de serpent, d’os... des figurines en caoutchouc naturel, des calebasses ornées de motifs indiens, des parfums rustiques à base d’essences de plantes, des instruments de percussion....Les modèles changent, les créateurs font preuve de beaucoup d’ingéniosité et de savoir-faire. En ce moment, par exemple, ils incluent graines, feuilles et plumes dans une résine transparente pour faire de beaux pendentifs.

Je fouine dans tout ça, discute avec les artisans. La foule est compacte, animée, on s’interpelle, on se salue avec effusion. Bien sûr il y a aussi les inévitables gadgets chinois clignotants mais, grâce à Dieu, ils n’ont pas encore tout envahi. La Praça da Républica le dimanche à Belém est le signe d’une culture populaire très vivante. Et c’est ce qui frappe ici : les gens sont très attachés à leurs modes de vie, prennent un vrai plaisir à leurs coutumes alimentaires ou autres, sans “folklore” excessif.

Plus tard nous irons manger une “caldeirada”, une chaudronnée de poisson, dans un restaurant populaire sans manières, à la “Peixaria do Careca”, (La poissonnerie du chauve), il s’agit d’un ragoût mijoté de poisson dont cet établissement a le secret: très simple en apparence, divin en réalité. Et on laisse traîner l’après-midi entre deux averses, on se promène au bord du fleuve où rouillent et se décomposent lentement dans la vase des vieux bateaux à l’abandon où nichent des vautours . De l’autre côté c’est la forêt, d’où s’envolent de temps à autre, d’élégantes grues blanches dans un vol lent et majestueux.

jeudi 12 février 2009



Vendredi 6 février

Touffeur sur Belém. La chaleur est une seconde peau, un vêtement de caresses, un autre corps qui se presse et jouit contre le tien. Après-midi de torpeur. La ville repose et s’alanguit dans les souffles de la sieste de Dieu. Je suis près du fleuve qui roule des eaux grise et d’où monte un semblant de fraîcheur. Des embarcations de toutes tailles vont et viennent, depuis la pirogue jusqu’à ces gros bateaux à plusieurs étages qu’on appelle ici des “gaiolas”, des cages. Non loin des pêcheurs somnolent dans leurs barques, sous un auvent, tandis que des urubus, les grands vautours noirs, picorent des restes de poissons sur le quai. Je viens de déjeuner au marché “Ver-o-Peso” (Littéralement: “voir le poids”), au kiosque n° 56, chez Lúcia qui prépare un poisson frit succulent, accompagné de riz, de haricots noirs ou d’Açaï que l’on prend au kiosque voisin. C’est l’une des meilleures tables de Belém (Mais il n’y a pas de table, on se restaure sur le comptoir) et il vous en coûtera 12 Reais (4 euros par les temps qui courrent), avec la boisson. Dans une autre partie du marché une multitude d’échoppes vendent des plantes médicinales et des remèdes naturels. Ce sont pour la plupart des dames qui tiennent ces commerces et qui hèlent le passant. Au “gringo” de passage elles proposent en particulier un genre de viagra à base d’herbes amazoniennes. Certaines sont des guérisseuses connues que l’on vient consulter de loin. La phytopharmacie amazonienne comporte des plantes aux pouvoirs puissants, surtout lorsqu’elles sont combinées. Mais on n’en connaît qu’une infime partie, l’immense majorité de plantes médicinales d’Amazonie demeure inconnue, continent fascinant à explorer si du moins la puissante entreprise de dévastation de l’Amazonie qui est à l’oeuvre en ce moment nous en laisse le temps...

J’ai commencé ce matin la ronde des réunions au secrétariat à la culture de l’état. Horaires flexibles. Il faut s’habituer, s’armer de patience. Je poireaute une petite heure dans l’antichambre où je fais d’ailleurs d’excellentes rencontres. C’est très souvent ainsi au Brésil: ce qui pourrait apparaître comme un contretemps est l’occasion d’une rencontre inespérée qui va s’avérer parfois tout aussi intéressante que le rendez-vous qu’on avait prévu. Ceci aussi parce qu’on se regarde, qu’on se parle et qu’on entre en contact sans crainte. Dans les salles d’attentes brésiliennes, on reste rarement muet ou plongé dans son journal: on cause naturellement avec ses voisins. Et c’est comme ça que je fais connaissance avec les éditeurs de “PZZ” (Pará Zéro Zéro), la revue littéraire de Belém qui vient de realiser un numéro spécial sur un écrivain de la région dont on célèbre le centenaire: Dalcidio Jurandir. Si Dalcidio Jurandir était né à Rio à Recife ou à Belo Horizonte, il serait aussi célèbre que Graciliano Ramos ou João Guimarães Rosa. C’est certainement un “grand” de la littérature brésilienne mais il n’a pas encore été reconnu à sa juste valeur, 30 ans après sa mort, sans doute parce qu’il est originaire du Pará. Peut-être aussi en fonction d’un engagement politique (Il était communiste) qui ne lui pas fait que des amis et dont le numéro spécial de cette revue rend compte dans les détails. Dalcidio sait évoquer avec force l’univers des petites villes de province de cette région et particulièrement de l’île du Marajó où il est né. Atmosphère étouffante de ces bourgades où les personnages sont le jouet de forces telluriques qui les dépassent et les engloutissent, dans un contexte de rapports de forces sans pitié. Les hommes dispersent leur semence alentour, manière d’affirmer leur pouvoir et les femmes procréent, cherchent à prendre au piège le mâle. Puis vient la honte, la honte qui colle à la peau, qui imprègne tout. On vit, entre l’orgie et la honte, dans la schizophrénie permanente: on affiche un conformisme de façade étriqué qui n’a rien à voir avec la réalité des choses. Au milieu de ce désastre ordinaire évoluent des personnages qui ressemblent sans doute un peu à l’écrivain et qui vont essayer de sortir de ce guépier, en imagination ou en réalité. Carlos, le directeur de la revue PZZ, fourmille de projets, il fait plaisir à voir. C’est cet appétit, cet envie de faire et ce goût d’entrer en relation malgré les obstacles qui se dressent en permanence qui fait aussi l’enchantement du Brésil. Site de la revue: www.revistapzz.com.br

Il y a ici, à Belém et dans l’état du Pará, un une disponibilité et un accueil exceptionnels. La région est géographiquement isolée du reste du Brésil et l’étranger est bienvenu, porteur de nouveautés de “l’extérieur”. Mais derrière cette apparence exotique et avenante il y a aussi une réalité âpre faite de rapports de domination sans merci. Il suffit de jeter un oeil au journal du jour. La police vient de démanteler une véritable petite armée privée qu’un grand propriétaire de l’intérieur de l’état maintenait à son service, soit disant pour se prémunir contre les invasions de paysans sans terre. Dés que l’on s’éloigne des centres urbains il règne souvent un ordre féodal avec des grandes familles, des “seigneurs” qui ont droit de vie et de mort. On a la gachette facile dans les campagnes du Pará. Tandis que dans les quartiers pauvres des villes on vit sous la domination de multiples gangs qui n’hésitent pas à rançonner les gens modestes. Il faut avoir les yeux derrière la tête lorsque l’on se promène en ville et ne rien montrer qui puisse attirer le regard de petits voleurs aussi rapides que violents.

Belém a de beaux restes d’une antique prospérité, lorsqu’elle disputait à Manaus le titre de capitale du caoutchouc. Un homme politique visionnaire du début du XX° siècle, le Sénateur Lemos, avait voulu faire de sa ville un petit Paris sous les tropiques. Il avait conçu de belles places avec des kiosques, il avait créé des parcs publics, fait construire un beau théâtre-opéra, Le Théâtre de la Paix et ce grand marché couvert où nous sommes, le Ver-O –Peso.

Ainsi la ville est-elle ce mélange d’édifices historiques témoins d’une certaine splendeur passée, avec de jolies maisons dans le centre ville, un peu dévorées par l’humidité et la végétation (Mais cette patine ne manque pas de charme), d’immeubles plus récents sans grand caractère et de quartiers pauvres ou misérables avec des petites maisons plus ou moins précaires souvent exposées aux caprices du fleuve qui provoque de dangereuses inondations. C’est aussi ce mélange qui fait le caractère unique de Belém. En quelques rues on change véritablement d’époque et d’univers. Car il n’y a rien de surfait et d’artificiel dans la partie ancienne et traditionnelle. Ce Belém là n’est pas mis en scène pour le touriste, c’est vraiment ainsi que les gens vivent encore, avec des petites boutiques où on répare tout, avec des bars où on pousse la chansonnette à la nuit tombée, avec des ruelles où les gens mettent les chaises sur le trottoir pour prendre le frais et discuter entre voisins, avec d’innombrables petites charettes où l’on prépare amuse gueules et petits plats dont le fameux tacacá qui ressemble à un bouillon (mais ne le dites pas aux gens d’ici, ils vous rétorqueront que ça n’a rien à voir) et que l’on sert dans une calebasse sans cuiller mais avec un cure-dent pour tout couvert: du tucupi, des branches de Jambú, de la gomme de manioc (qui a l’apparence d’une glaire), des crevettes séchées... je crois que je n’oublie rien. Le tacacá est un rituel de fin de journée le “goûter” de beaucoup de paraenses.

Mais le ciel s’obscurcit et la nuée s’assemble. On a coutume de dire qu’il pleut tous les jours à Belém sauf pendant la saison des pluies ou il pleut toute la journée. En ce moment, saison plutôt humide, il y a plusieurs averses par jour parfois violentes mais brèves. Les gouttes commencent à s’égrener. On va se mettre à l’abri. Et, comme on dit ici, on se retrouvera “après la pluie”.

lundi 9 février 2009




Mercredi 4 février


La nuit tombe, bleu sombre avec encore quelques traînées jaunes dans un ciel tourmenté. L’avion est en bout de piste et clignote immobile en attendant le top de la tour de contrôle. Puis l’appareil s’élance et s’arrache au-dessus de la baie tandis qu’un orage de chaleur fait exploser l’horizon. Le spectacle est grandiose. En bas un tapis de points lumineux qui s’étend et rampe entre les silhouettes sombres des morros, au-dessus une tenture noire zébrée d’éclairs qui descendent en piqué des lourds nuages suspendus. À chaque éclatement, tout le paysage s’illumine un bref instant dans la lueur violente de ce bombardement silencieux. L’avion vire longuement de bord, longe ce tableau d’apocalypse, prend de l’altitude et met le cap plein nord.

Je vais maintenant vers un tout autre Brésil, un autre versant, presque un autre pays et en même temps une zone ultrasensible de la planète, un système sanguin aquatique et végétal, comme un organe vital de notre terre, un écosystème essentiel dont on sent confusément qu’il est de ceux qui permettent la vie, ce miracle fragile de la vie avec lequel l’homme moderne fait joujou comme un enfant gâté.

Pour certaines raisons personnelles, j’ai toujours beaucoup d’émotion à mettre le cap sur Belém et sur l’Amazonie. Un peu plus de trois heures d’avion et tout va basculer. L’arrivée sur Belém est un tableau étonnant: d’abord la forêt immense, traversée de multiples bras de fleuves larges et lents puis soudain la ville, hérissée de buildings enchâssés dans ce monde d’eau et de végétation dense. Nous atterrissons dans une espèce de vapeur qui monte des arbres, un brouillard chaud qui s’exhale des feuilles. A la sortie de l’avion, l pénètre dans de l’ouate moite, l’air est épais, poisseux, l’humidité est à son comble. Puis le taxi traverse la ville La nuit les rues de Belém, mal éclairées, ont des allures fantomatiques.

Le folklore local regorge d’ailleurs d’histoires de revenants et de spectres. Telle cette “dame du taxi” une âme en peine que beaucoup de chauffeurs de taxi de Belém jurent d’avoir eu comme passagère. Il s’agit d’une jolie jeune femme blonde qui, après minuit (le détail a son importance), hèle un taxi et demande qu’on l’emmène du côté du quartier Guama. Elle demande à s’arrêter dans ces parages, paie la course puis pousse la grille d’un cimetière situé non loin...

Il y a aussi, près du centre ville un joli cimetière où les tombes monumentales et parfois écroulées se dressent au milieu d’une belle végétation.

Mais ne nous y trompons pas, Belém est une ville vivante, grouillante de vie. Une ville de saveurs et de senteurs. Senteurs fortes où le délicieux côtoie l’infect, où les parfums capiteux des plantes et des arbres, l’haleine de la forêt proche se mêlent aux remugles de pourriture, car tout se dégrade et pue rapidement dans la chaleur tonitruante, énorme de Belém. Odeur douceâtre et subtile de l’eau du fleuve (qui n’est pas l’Amazone mais un de ses immenses affluents: le Guama), senteur délicieuse et enivrante du vétiver (qu’on appelle ici patchouli) et qui rentre dans la composition de nombreux parfums locaux, odeur appétissante des fruits inconnus et aux noms chatoyants: le cupuaçu, le tapereba, le bacuri, odeur étrange de la maniva, la feuille de manioc broyée qui rentre dans la composition de la maniçoba un plat typique de par ici. Et l’on passe des senteurs aux goûts: il y a ici une cuisine, des mets à nul autres pareils et qu’on ne rencontre pas ou très peu dans d’autres coins du Brésil. Des nourritures étranges comme ce tucupi, un jus de manioc fermenté avec lequel on peut accomoder du poisson ou du poulet et dans lequel on fera volontiers cuire du jambú une plante verte quelque part entre l’oseille et l’épinard pour l’apparence mais unique en son goût et qui provoque un petit fourmillement sur les lèvres quand on la met en bouche, tout cela est exquis, à la fois succulent et médicinal, on sent qu’on se régale et en même temps qu’on doit guérir quelquechose en ingérant ces produits de la nature. Sans oublier l’Açai, (prononcer Açahi) petites billes noires, fruits d’un petit arbre élégant qui donne aussi le coeur de palmier, et qui réduit à l’état de jus ou de bouillie a l’apparence du pétrole brut mais qui là encore, la première surprise passée, devient vite une bonne habitude.

Le grand cuisinier de Barcelone Ferran Adria a coutume de dire que quand le monde découvrira le tucupi, le jambú et autres saveurs d’Amazonie, il se produira une petite révolution dans le monde de la gastronomie.

On approche beaucoup Belém par le nez et par la bouche. Mais pour l’instant nous sommes au bord de l’eau, un eau noire de nuit avec des reflets laiteux, dos à la ville et au bord du fleuve nous devinons sur l’autre rive et sous la lueur d’une belle lune pleine, la masse sombre de la forêt proche. Mais on sent qu’il y a un secret, un mystère et la nuit de Belém est gorgée de ce mystère et pleine de “présences”. Nous en reparlerons bientôt.
Photos Daniela Cruz

vendredi 6 février 2009



Mardi 3 février

Les images que l’on connaît de Rio, ce dont on a entendu parler, ce qui fait rêver ceux qui n’y sont jamais allé, ce sont les clichés de la “zone sud”, le Corcovado et le Pain de Sucre, les plages de Copacabana, d’Ipanema et de Leblon. Très bien. Mais à Rio ce que j’aime surtout c’est le Centre, le vieux Centre recru d’Histoire et d’histoires. J’aime déambuler dans le Centre. Et le carioca ( l’habitant de Rio) a porté très loin et très haut l’art de la déambulation, la science suprême de ne rien faire et de s’en satisfaire sans la moindre culpabilité.

Par cet après-midi caniculaire prendre la Rua da Carioca, faire une halte au Bar do Luiz qui existe depuis 1887 et où des garçons professionnels et attentifs servent à une clientèle d’habitués un demi de bière fraîche à nul autre pareil. Puis continuer dans cette même rue, passer devant un vieux cinéma à l’architecture néo-classique, avec un magnifique escalier aux rampes de fer forgé et qui ne diffuse que de pauvres films porno en continu avec un peu de strip-tease à l’entracte, poursuivre jusqu’à la Place Tiradentes, tourner à droite, faire encore quelques pas et pénétrer dans la fraîcheur et l’ombre du Cabinet Royal de Lecture Portugais-ça ne s’invente pas, sorte de mosquée-bibliothèque, temple de l’étude et du savoir où les bouquins s’alignent sous la haute coupole d’où tombe une lueur de vitrail à travers le grand lustre rococo et sur les boiseries tarabiscotées des montants des étagères, dans le silence des siècles et des écrits assoupis. Sur une table de lecteur au revêtement de cuir poncé par des années de consultation des précieux volumes, une jeune fille s’est endormie et rêve au jeune poète qui viendra la réveiller d’un baiser. Ce qui est assez curieux mais bien caractéristique de Rio, c’est que cette cathédrale de l’érudition est située à deux pas d’un quartier interlope qui devient à la nuit une zone de prostitution plutôt bas de gamme.

Mais ressortons un instant dans la fournaise de la rue et dans un coin secret de la place, à l’entrée d’un immeuble vénérable, prenons un escalier dérobé et très étroit et débouchons d’un coup dans un haut lieu de la culture carioca, la grande salle des “Bilhares Guanabara”, déserte à cette heure-ci, à peine y-a-t-il deux vieux qui papotent entre les tables. Je me souviens de l’écrivain João Antonio qui m’avait fait découvrir l’endroit et avec qui j’étais venu faire une partie ici. Dans ses contes, il mettait en scène comme personne ce petit monde nocturne du billard, les joueurs professionnels qui opèrent dans la clandestinité, les parieurs, les “malandros”, voyous sublimes qui vivent d’expédients et qui battent la samba sur des boîtes d’allumettes. Madame Satan, homosexuel flamboyant et malandro des années 1930 a hanté ce lieu tout comme le journaliste et chroniqueur João do Rio et quelques autres. Par les fenêtres grandes ouvertes sur le balcon, rentre la lumière vive de ce calme après midi et un peu en retrait, on jouit du spectacle de la rue en sirotant un café. (On trouvera un savoureux “conte de billard” de João Antonio remarquablement traduit par Jacques Thiériot dans le joli recueil que les éditions Métailié avaient publié, il y a une dizaine d’années: “Nouvelles du Brésil”).

Quand je dis que je voyage en solo ici, ça n’est pas tout à fait exact. À Rio, par exemple, Serge vient à ma rescousse pour m’aider à mettre en forme, à “produire” mes projets musicaux entre France et Brésil. Serge, disons, occupe un poste important dans un organisme qui joue un rôle stratégique dans le commerce extérieur français. Mais il a aussi d’autres centres d’intérêt dans la vie et fait partie de ces gens dont j’ai parlé au début de ce blog et qui me prêtent main-forte. Sans eux je ne crois pas que j’y arriverai. Le travail artistique créatif et indépendant a toujours été une gageure. Mais il est devenu aujourd’hui une entreprise encore plus hasardeuse et plus aléatoire. On n’a jamais autant entendu parler de “culture” mais de quoi parle-t-on ? Parle-t-on de produits de distraction commerciaux ou évoque-t-on les traditions populaires ? Fait –on allusion aux oeuvres des “avant-gardes” auto proclamées, des “créateurs” de danse, de théâtre, d’arts plastiques qui fonctionnent en lobbies et en circuit fermé, drainant l’essentiel de l’argent public pour satisfaire leurs caprices et leur soif de pouvoir ? Certains de ceux-ci ont d’ailleurs une bonne compétence de “faiseurs” et, enrobant leurs manifestations d’un discours fumeux et prétentieux, parviennent assez bien à donner le change. En réalité nous vivons une époque de confusion extrême, une époque de mélange des genres extrêmement périlleux, une époque de bal masqué et d’usurpateurs. Une logique de commerce brutal envahit tout et prime sur tout. Une logique de rapport de forces sans merci s’installe au coeur même des processus de création et de diffusion artistiques qui s’en trouvent profondément contaminés. Dans
certains de ces “lieux de culture” érigés en forteresses inexpugnables et dans lesquels nous autres, artistes indépendants, ne pouvons pénétrer, que nous ne pouvons même approcher, l’air est irrespirable. Et je ne parle pas du scandale de la télévision publique financée (de plus en plus) par nos impôts et qui est la chasse gardée de petites coteries qui fonctionnent en parfaite opacité. Dans ces conditions il nous faut opérer dans le maquis, se faufiler dans les brèches, danser dans les marges sans cesser d’être professionnel. Dans ces conditions, dans ce processus qui s’assimile à une forme de résistance, la complicité de gens comme Serge est précieux , la solidarité d’amis fiables et lucides est indispensable.

Mais en cet après-midi de janvier en plein été austral, nous faisons une partie de billard à Rio. Le billard comme une métaphore du Jeu du Monde: frapper là où on ne nous attend pas, anticiper les ricochets, se mettre en bonne position...
On s’entraîne, en quelque sorte, pour les réunions que nous aurons dans la journée avec les responsables de la diffusion de la culture française à Rio. Ceci dit d’ailleurs sans aucune arrière pensées, ces réunions se passent bien, dans une atmosphère cordiale. Mais je ne cache pas que pour une fois, à l’occasion de cette “Année de la France”, j’aurais aimé travailler dans des conditions disons un peu plus “confortables”, un peu moins acrobatiques. Mais bon ça doit être un karma mien. Et puis je pense aussi souvent à ce qu’avait répliqué Bukowski à un jeune écrivain qui lui disait qu’il ne pouvait créer que dans le calme et les petits oiseaux. Avec la diplomatie qui le caractérisait le vieux Buk avait laissé tomber: “Peinard, on n’écrit que de la merde.”

Carburons donc dans le maquis puisque c’est notre destin. Mais il ne faut pas exagérer non plus et après cette journée où la déambulation s’est agréablement mêlée au travail, faisons une pause pour goûter à la Confeitaria Colombo.

La Confeitaria (Confiserie) Colombo c’est un immense salon de thé rococo lui aussi, fondé fin 19°, à la décoration somptueuse, boiseries et miroirs, un lieu “habité” miraculeusement préservé de la destruction, un lieu d’élégance tranquille où l’on savoure tout autant l’ambiance et le cadre que les petits-fours, les infusions et les jus de fruits que l’on y sert. L’ensemble, qui a la hauteur d’un immeuble de quatre ou cinq étages, avec des balcons successifs, baigne dans une pénombre fraîche.
C’est l’endroit idéal pour deviser en fin de journée et se laisser aller.
Les Brésiliens en général et les cariocas en particuliers ont l’art d’équilibrer les choses entre travail et détente. On travaille beaucoup à Rio, malgré les apparences, mais on sait aussi très bien, le devoir accompli, “retirer la prise”, débrancher l’ordinateur et se retrouver au bistrot ou à la Confeitaria Colombo pour parler d’autre chose que de boulot. Avec Serge, nous parlons civilisation tropicale, architecture. Depuis longtemps je pense que Rio, avec son histoire, ses traditions, sa culture, sa situation géographique, son site a une carte à jouer dans l’invention d’un mode de vie tropical où l’architecture et la ville pourraient se développer en symbiose avec la nature, où, à partir de ce que leurs habitants ont élaboré et construit, les favelas même pourraient se transformer, avec l’aide d’architectes et d’urbanistes en lieux de vie et de convivialité singuliers. (Et non pas raser les favelas pour reloger tous leurs habitants dans d’hideux HLM, dans des placards à gens, dans des “pénitenciers locatifs” comme disait Audiberti.) Bien entendu tout cela est totalement utopique et fait fi des rapports de forces socio-économiques cruels et brutaux du Brésil, de la puissance des trafiquants dans les favelas etc...Mais en même temps les crises successives que nos sociétés traversent, la nécessité urgente qu’il y a à repenser nos modes de produire, d’habiter, de nous déplacer... tout cela appelle des solutions audacieuses qui s'appuieraient sur ce que les gens modestes expérimentent déjà car les brésiliens pauvres déploient souvent des trésors d’imagination pour s’en sortir. Il y aurait beaucoup à dire et à apprendre sur tout cela. Je rêve de mécènes intelligents et cultivés à la façon de la famille Güell à Barcelone qui a financé certains des extraordinaires bâtiments et jardins de Gaudi. Je rêve de projets d’aménagements de l’espace où des poètes et des philosophes seraient appelés en consultation pour ne pas laisser seuls les technocrates calculateurs et sans flamme, les politiciens pressés de gagner les prochaînes élections et les architectes qui accompagnent passivement le mouvement ou qui délirent dans l’abstrait sans se préoccuper des gens qui fréquenteront les bâtiments et espaces ainsi réalisés. Mais tout cela ce ne sont des propos de confiserie dans le jour déclinant, dans la douce température de Rio, dans la secrète bienveillance des anges protecteurs et autres entités qui veillent et qui font peut-être la magie des instants vécus dans cette ville ensorcelante et singulière.

jeudi 5 février 2009



Dimanche 1° février.
Après le Yang, le Yin. Après la masculinité paroxystique de São Paulo, voici la féminité quelque peu exagérée de Rio. Un coup d’aile et voici, par le hublot de l’avion, les courbes splendides de la ‘cidade maravilhosa’ qui se déroulent dans le soleil. Les courbes splendides... mais aussi les amas de baraques précaires des favelas accrochées en équilibre instable aux flancs des ‘morros’, des mornes, ces collines aux pentes raides qui s’élèvent dans le ciel bleu profond, entre forêt et mer.

C’est une belle lumière d’été en plein milieu du jour et, sur son éperon rocheux, le “Cristo Redentor” semble embrasser toute la ville dans sa bénédiction, les splendeurs et les turpitudes, les victoires et les désastres, les joies, les combines, les trahisons, les fêtes et les massacres.

Rio est une ville très chère à mon coeur. C’est ici que j’avais établi mon point d’attache lors de mon premier séjour au Brésil en 1979-80, un séjour qui dura 9 mois. Rua Montenegro n°22, « edificio Garota de Ipanema », cela ne s’invente pas, en face exactement du bar où Vinicius de Moraes et Tom Jobim guettaient la fameuse fille qui marchait en balançant vers la mer. A l’époque, Vinicius était vivant et je devais d’ailleurs le rencontrer par l’entremise du guitariste Toquinho, son partenaire musical, dont j’avais fait la connaissance chez Chico Buarque. Et puis Vinicius a eu la mauvaise idée de prendre congé, j’étais alors à Salvador de Bahia, sur la plage d’Itapoã qu’il avait chanté merveilleusement. Alors on débaptisa la Rua Montenegro qui devint la Rua Vinicius de Moraes.

Je m’y suis retrouvé tout à l’heure, par surprise alors que je déambulai sur la plage d’Ipanema en compagnie de mon cigare après un déjeuner tardif à la “Casa da Feijoada”, un restaurant où j’ai mes habitudes et qui ne sert qu’un seul plat, “le” plat national dont on dit qu’il fut inventé par les esclaves et que les maîtres adoptèrent, par l’odeur alléchée. Pour faire une bonne Feijoada, il faut faire longuement mijoter dans une grande casserole de haricots noirs des bas-morceaux de porc (oreilles, pieds), des saucisses fumées, du lard, de la viande de boeuf séchée. Il faut assaisonner avec ail, laurier, une touche de piment. Et puis servir avec du riz, des feuilles de chou, brocoli coupé en fines lamelles et revenues dans l’huile, de la farine grosse de manioc, des quartiers d’oranges.... C’est une tambouille qui appelle une bonne sieste. Mais comme je n’ai pas de plumard à ma disposition, je vais marcher le long de la mer.

Je ne me lasse pas d’observer la foule du dimanche qui va sur la place publique de la plage se montrer, se dorer, jouer, chanter, grignoter, draguer, se livrer à tous genres de commerces. Marchands de bière, de brochettes, de glaces, de bijoux, de draps de plage, loueurs de fauteuils, joueurs de volley, bâtisseurs de châteaux de sable qui font payer la photo... tout ce petit monde circule et s’agglutine dans une confusion bon enfant. Ce qui, en Europe, pourrait facilement devenir vulgaire et déprimant est ici coloré, pittoresque, foisonnant, inattendu, les Brésiliens ont l’art de vivre ensemble sans s’agresser, sans se gêner. Ce qui frappe aussi c’est l’harmonie des couleurs, couleurs vives et gaies des vêtements et maillots, couleurs des peaux, corps soignés et bien proportionnés qui rentrent dans le jeu de la séduction. Jolies petites fesses bronzées qui surgissent d’un string des plus symboliques passent et repassent en se dandinant dans un roucoulement très étudié. Joggers, cyclistes de tous âges et de tous sexes défilent sur une avenue côtière interdite aux voitures pendant le week-end, vieux beaux aux cheveux teints, vieilles ‘recaoutchoutées’ à la chirurgie esthétique dans leurs efforts pathétiques pour lutter contre les progrès inévitables de l’âge. (Et il est curieux de noter que ce sont précisément ces artifices qui peuvent donner une impression de “vieillesse”). Faune vivante et diverse et qui tire aussi son énergie de ce mélange fécond et parfois dangereux de Rio.

Car sur cette plage d’Ipanema se côtoient, dans une curieuse et intéressante confrontation, les bourgeois et bourgeoises des “beaux quartiers” (Ipanema en est un ) et le peuple de la zone nord et des ‘favelas’ dont certaines sont très proches. Il y a parfois des “incidents” des ‘arastões’, par exemple, quand une grande bande de ‘pivetes’ (petits voyous), s’abat sur les plagistes et les rançonne. Mais tout cela est rare car les Brésiliens sont fondamentalement pacifiques. Peut-être un peu trop d’ailleurs, mais ceci est une autre histoire.

Vers le soir, les autobus arrivent en escadrilles, en meutes pour ramener chez eux les habitants des quartiers nord, justement. On attrape les véhicules à la volée, on s’engouffre en maillot et en tongs, une serviette autour des reins, on chante, on s’apostrophe d’un bout à l’autre du bus, à côté de moi une jeune fille voyage en s’esclaffant sur les genoux de sa copine tandis que le bus slalome à plein régime dans la circulation, elle s’étale sur moi :“On ne vous gêne pas monsieur ?”... On est loin, très loin de l’industrieuse São Paulo et de sa productivité modèles.
Photo Daniela Cruz

mercredi 4 février 2009

Année de la France au Brésil : Frédéric Pagès en avant-première à São Luiz do Maranhão




LE SPECTACLE TRANSPORTE LE PUBLIC
Dauphiné Libéré 27 octobre 2007

LETTRE -OCÉAN: UNE FORMIDABLE ET PASSIONNANTE
BALLADE JOUÉE ET CHANTÉE, AU RARE POUVOIR D'ÉVOCATION
Chorus, n°60, Été 2007

En avant-première de « L'Année de la France au Brésil », qui commence officiellement en avril, le chanteur Frédéric Pagès ouvre le bal à São Luiz ce jeudi 12 février par un concert organisé par le Secrétariat à la Culture de l'État du Maranhão à l'occasion de l'inauguration du siège de « L'Année de la France au Brésil » dans cette région dont l'histoire est très liée à la France.
Frédéric Pagès sera accompagné par trois musiciens de São Luiz. Il chantera ses propres compositions inspirées par le Brésil de son cd "Lettre Océan-carnet de voyages aux Brésils" et rendra aussi hommage à Claude Nougaro dont la vie et l'oeuvre furent également, profondément marquées par le Brésil.

mardi 3 février 2009


Samedi 31 janvier
Ce matin, sortons de la « Métropolis », de la ville pieuvre et vampire, de la matrice abusive et possessive, éloignons-nous un peu de la grande turbine, allons respirer un autre air. Il fait un joli temps ensoleillé, une température idéale avec une belle procession de nuages blancs. Prenons un bus non loin de l’endroit où je réside, direction Cotia. En une grosse demi-heure, changement complet de décor. Je me retrouve dans une petite ville de l’intérieur avec des maisons basses, une rue centrale où une foule tranquille baguenaude dans le commerce, déambule dans le shampoing (le lavage des cheveux est une activité fort importante au Brésil), dans le tennis (la marque du tennis est stratégique), dans des étalages rutilants de viande. Il y a les éternels chiens maigres qui font la sieste, les marchands de picolés (des petites glaces aux fruits), les kiosques qui vendent des bonbons, des sandwiches et dont les propriétaires affichent leurs convictions : « Dieu est fidèle », « Le Seigneur est mon pasteur et rien ne me manquera »... et qui proposent aussi des petites bricoles et autres chinoiseries électroniques, des Cds : l’un d’eux affiche d’ailleurs :« Cds évangéliques et Cds normaux »...(Ce qui n’est pas très gentil pour les Cds évangéliques), les gamins qui se faufilent en vélo -A São Paulo on voit très peu les enfants-, les vieux assis sur les bancs publics et qui discutent.

Je vais rendre visite à un couple d’amis très chers: Lelo et Irati. Lelo, j’en ai parlé dans un chapitre précédent, est selon moi l’un des musiciens les plus talentueux de sa génération. Il a notamment animé le légendaire “Grupo Um” dans les années 80. Il a participé au groupe “Pau Brasil” quand j’ai produit leur Cd “Métropolis Tropical”, on lui doit des compositions lumineuses et animées d’un puissant souffle rythmique entre jazz sophistiqué, musique contemporaine, musique éléctro-accoustique. Allez l’écouter sur www.myspace.com/lelonazario et attendez vous à être surpris et quelque peu chahutés dans vos concepts de “musique brésilienne”. Lelo a choisi récemment de s’établir en retrait du tumulte pour se consacrer à ses diverses activités: la composition, mais aussi le “mastering” (la mise en forme technique d’un enregistrement avant le pressage du Cd) dont il est un des maîtres incontestés au Brésil.

Avec sa compagne Irati, Lelo s’est donc installé dans une petite localité non loin de Cotia, dans un ensemble résidentiel fermé, (formule qui se développe beaucoup au Brésil en particulier pour des raisons de sécurité) et s’est fait construire une maison dans les arbres et les oiseaux avec un studio attenant.

Tandis qu’Irati, après avoir traduit le livre de Barack Obama qui a fait un énorme succès ici au Brésil, s’attaque à celui de (ou sur) Michelle qu’elle doit rendre avant peu, nous devisons Lelo et moi.
Presque trente ans que nous nous connaissons et que nous travaillons ensemble à intervalles irréguliers. Ensemble nous avons produit des Cds (les siens, les miens), nous avons composé (Moi le texte, lui la musique), réalisé divers projets culturels. Voici donc le professeur Nazario en son laboratoire. Rien de ce qui est informatique ne lui est étranger. Il va pêcher, loin au fin fond d’Internet, des sons précieux et inédits qu’il combine dans une alchimie subtile, avec ceux qu’il élabore ici. Mais sa démarche n’est pas seulement cérébrale et conceptuelle comme d’autres qui produisent de cette façon des oeuvres compliquées et assommantes. Le chant électrique de Lelo est toujours traversé d’un mouvement, d’un jaillissement qui embrase la matière musicale quelle qu’elle soit et la fait danser. Il se met au piano, mais un piano relié au cerveau central de l’ordinateur qui dispatche et mélange dans ses circuits mille sons troublants. Un monde de fleurs musicales odorantes et inconnues se réveille et s’épanouit, remplit la pièce, le studio qui devient soudain nef croisant aux confins de la galaxie.

Mais il se fait tard, le soleil descend sur un paysage de collines et de forêts et je veux repartir avant la nuit car ça n’est pas une bonne idée de se promener en bus dans la banlieue à la nuit tombée. J’attrappe mon autocar à la gare routière au moment où le ciel s’ouvre et c’est dans le giclement de l’averse et dans un rideau compact d’eau que je rentre dans “l’Unité Centrale”, le siège de l’Empire, la cité vorace.

lundi 2 février 2009


Vendredi 30 janvier.

Quand on perd un peu de vue certains amis et que ceux-ci deviennent, dans cet intervalle, des personnages importants, on se demande, un peu inquiets, comment on va les retrouver. Est ce que la fonction les aura changé ?
Carlos Calil, que je connais depuis une quinzaine d’années dirige la politique culturelle d’une des plus grande ville du monde. Il est "secretario de Cultura" de la ville de São Paulo. Après avoir été cinéaste, professeur d’Université et chercheur, le voilà sur le terrain avec toutes les compétences et la culture requises. Carlos Calil est aussi un spécialiste des “aventures brésiliennes” de Blaise Cendrars et c’est cela qui nous a rapproché et lié. Aura-t-il gardé son solide sens de l’humour, sa sensibilité mais aussi ce regard amusé et distancié qu’il porte sur le spectacle du monde comme il va ? Je pense à tout cela comme je patiente quelques instants dans la salle d’attente de son bureau. Mais voilà bientôt Calil, c’est lui-même qui vient me chercher, filiforme, l’oeil pétillant et le sourire en coin. Me voilà rassuré.

On discute de choses et d’autres et notamment de l’intérêt qu’il y aurait à célébrer Cendrars et son amitié profonde avec le Brésil en cette “Année de la France”. Cendrars et les modernistes paulistes des années 20 (Oswald et Mario de Andrade, Tarsila do Amaral entre autres) ont vécu une histoire d’intense complicité artistique et d’inspiration réciproque. Leurs oeuvres littéraires, plastiques, musicales (Villa Lobos) se répondent et se nourrissent les unes les autres. Les tempéraments, les méthodes, les processus créatifs se complètent, s’équilibrent, s’épanouissent dans cette relation féconde. C’est un bel exemple de métissage culturel poussé très loin, sans que personne ne perde sa voie ou renie ses origines. J’ai mis en musique certains poèmes des “Feuilles de Route”, le journal poétique que Cendrars a donné après son premier voyage ici (en 1924) et où São Paulo et ses environs tiennent une bonne place. Certains musiciens de mes amis paulistes connaissent bien cette aventure qui les a aussi nourrit. ça n’est pas par hasard si Rodolfo Stroeter a appelé son groupe “Pau Brasil” qui est le titre du recueil de poèmes qu’Oswald de Andrade écrivit, en 1925, en réponse aux “Feuilles de Route” de Cendrars et qui fut publié à Paris... par Cendrars.

Pour la petite histoire voici une belle et troublante synchronicité: “Pau Brasil” veut dire en portugais bâton ou arbre de braise parce que la chair de l’arbre ainsi nommé était rouge et fort recherchée comme bois de teinture par les portugais et les marins français au début de la colonisation portugaise. C’est cet arbre qui a donné son nom au Brésil. Tandis que Blaise Cendrars voulait dire, dans l’esprit de Frédéric Sauter (son véritable nom) qui s’est forgé ce pseudonyme: Braise et cendres. Il y avait là comme une prédestination...

Mais pour revenir à nos projets nous avons en mains tous les ingrédients nécessaires pour faire un bel hommage à Cendrars à São Paulo. Et pas seulement un hommage mais aussi une célébration et une manifestation de ce que cette histoire signifie pour aujourd’hui. Il faut maintenant réaliser et mettre en oeuvre ce qui est une autre paire de manches.

Je retrouve un peu comme un écho de ces aventures du siècle passé dans ma rencontre avec le poète-musicien Celso Borges. En réalité j’ai rencontré Celso ou plutôt son oeuvre à São Luiz do Maranhão, bien au nord, quand Josias Sobrinho qui est un des responsables de la politique culturelle de l’État du Maranhão m’avait fait passer “Música” un livre- Cd, dernière oeuvre parue de Celso. Au cours de mes pérégrinations je reçois souvent livres et Cds qui sont de qualité inégale. J’avais mis presque distraitement le Cd de Celso dans mon ordinateur et tout de suite j’avais été saisi: la qualité des textes, l’interaction avec la musique tout emportait ma conviction en même temps que je découvrais un “frère de son” comme on dit ici dont je sentais la démarche et l’inspiration très proches des miennes: considérer le texte comme une partition rythmique et mélodique, en faire surgir la musicalité sous-jacente. Celso est “maranhense” (originaire du Maranhão) mais vit à São Paulo. C’est donc seulement ces jours-ci que j’ai pu le rencontrer. Et nous avons immédiatement vérifié notre complicité. C’est toujours émouvant de découvrir ainsi des gens qui se sont aventurés dans les même contrées ( peu fréquentées) et qui en ont retiré des enseignements et des émotions proches, qui ont des démarches et des aspirations voisines, chacun dans son chant particulier. Je pense aussi à l’ami Philippe Colombo avec qui j’ai pareil sentiment, chanteur et viticulteur qui compose et chante comme on fait du bon vin à moins que ça ne soit l’inverse : http://www.myspace.com/philippecolombo

Je rêverai d’une manière d’établir des connexions entre ces chercheurs de l’esprit
(comme disait Nougaro) qui font partie sans le savoir d’une espèce de famille spirituelle point encore identifiée.
En attendant nous causons avec Celso dans la douceur de la nuit pauliste, évocant les poètes de la Beat Generation et quelques autres amis communs, célébrant le verbe-musique qui dit peut-être, secrètement, quelque chose de la méthode et des intentions de Dieu.