vendredi 27 mars 2009


Dimanche 15 février

«Je hais les dimanches... « souvent, en France, quand survient le dimanche, je pense à cette chanson de Charles Aznavour qu’interprétait Juliette Gréco, je crois bien. Et c’est vrai qu’en France le dimanche est souvent un jour mort, socialement parlant. Les boutiques ferment et comme c’est le commerce et l’activité économique qui “tient” tout, qui fait exister la société, reste une sorte de vide assez angoissant. Le débat actuel sur l’ouverture des magasins le dimanche est significatif de ce point de vue. Je n’ai jamais eu cette sensation au Brésil, au contraire. Peut-être parce que la culture populaire est vivante, le dimanche au Brésil est un jour de fête, une espace de rencontres, d’activités sociales que la créativité ambiante aura vite fait d’occuper. J’ai parlé du dimanche à Belém et de ce grand forum, de cette agora qu’est la Praça da Republica. À São Luis aussi j’ai cette impression d’un jour spécial de convivialité. Bref, au Brésil, on ne s’ennuie pas le dimanche.

Après un réveil paresseux, je savoure quelques moments de calme. Tout est tranquille dans le “Condominio”. Il fait une belle chaleur un peu moite. On dirait que l’air chaud amortit les sons. Le ciel est couvert. Il y a toujours quelque pluie dans les parages, une averse qui rode. Je travaille un peu à ce blog, puis Danielle vient me chercher pour aller à la plage. Danielle est prof, ou plutôt elle est “supervisora” c’est-à-dire comme le nom de sa fonction l’indique, qu’elle supervise le travail d’une équipe de profs dans une école privée, passionnée par son travail, par la pédagogie qui est un des grands chantiers du Brésil. On entend souvent, en particulier dans la bouche des hommes politiques ou dans les programmes des partis: “Il faut investir dans l’éducation”, “l’éducation doit être prioritaire”, “L’éducation est la clé de tout”, certes, mais quelle éducation ? Celle qui abrutit, qui humilie, qui dégoûte à tout jamais d’apprendre et qui se résume à l’apprentissage laborieux de quelques codes ou celle au contraire qui éveille au plaisir de découvrir, à la créativité, à la construction de soi et qui ouvre sur un processus d’apprentissage illimité? Ces deux démarches sont parfaitement antagoniques. Le grand éducateur brésilien Paulo Freire ne disait pas autre chose il y a 50 ans. Danielle en est persuadée et elle me raconte l’histoire de cet élève qui avait produit une rédaction tout à fait remarquable mais qui n’avait obtenu que 7 (sur 10) parce qu’il y avait quelques fautes d’orthographe. Scandalisé, il était remonté jusqu’à la directrice de l’établissement: “J’ai mis toute mon âme dans ce travail et vous me donnez 7” Et il contestait le principe même de la notation. Ce qui choquait aussi Danielle c’est que l’institution n’avait pas su comprendre et valoriser la passion avec laquelle cet élève s’était jeté dans ce travail.

Mais revenons au dimanche. On parvient rapidement à une petite maison de plage où réside en ce moment Rodrigo, un cousin de Danielle, je pique une tête dans la mer, on commande un plat de chair de crabe et du poisson frit au petit restau voisin, on débouche un vin frais d’Argentine... La gastronomie locale est pleine de spécialités délicieuses. Un soir, j’ai savouré un succulent poisson au four (le Pargo) accompagné d’un riz au citron. Il y a aussi l’arroz de cuxa, un riz mélangé de verdures et de fruits de mer. On arrose tout ça d’un piment très parfumé qui n’emporte pas la gueule mais qui rajoute une étincelle à ces délices.

Une petite sieste puis on papote autour d’un café avant de rendre visite à Raposa, un village de pêcheurs voisins. On fait quelques pas dans le “mangue”, la forêt semi inondée où vivent les crabes et quantité de crustacés, milieu indispensable au renouvellement de la biodiversité locale, écosystèmes précieux toujours menacés par la cupidité de quelques-uns et par la stupidité des autres qui coupent ces arbres pour construire des marinas pour riches ou tout simplement pour exploiter le bois... On rencontre un pêcheur, ami de Rodrigo, qui va essayer de prendre quelques crevettes “pour le plaisir”. De jolies barques colorées reposent sur le sable d’un chenal à marée basse. Plus tard on déambule dans le village qui possède une belle tradition d’artisanat au crochet: robes, chemises, nappes, dessus-de-lit, dessous-de-plat. On s’attarde dans une échoppe remplie de trésor. Il y a de très jolies pièces, vivement colorées. Il s’agit d’un travail minutieux et qui demande une infinie patience. Une dame nous en fait la démonstration. Ses mains agiles croisent à toute allure des bobines de fil pour faire les petits noeuds qui constituent la trame de ces pièces. Elle est en train de confectionner une sorte de diadème, un bandeau qu’elle doit livrer demain pour un mariage. “J’en ai jusqu’à une heure du matin “ nous dit-elle dans un large sourire “Je vais finir en regardant la télé.”

Vers le soir José Augusto m’emmène pour un dernier dîner avant mon départ dans une pizzeria du bord de mer. Il y a d’excellents restaurants italiens au Brésil. Celui est là est vaste et semble tourner à plein régime en ce dimanche soir. À l’entrée, on est accueilli par une maîtresse d’hôtel équipée d’une oreillette, un ballet de serveurs se déploie entre les tables. On rafle de justesse les deux dernières places. José Augusto me raconte que cet établissement a été créé par un prêtre italien qui était prof à la fac de São Luis mais qui a quitté le clergé après être tombé dans les bras d’une maranhense. D’ailleurs il est là, au milieu de son personnel, en train de veiller à la bonne marche des choses. C’est vrai qu’il y a un je-ne-sais-quoi d’ecclésiastique dans son style. A cet instant passe une escouade de belles filles à la démarche décidée. Clin d’oeil de José Augusto: “Évidemment, dans ces conditions, les voeux de chasteté ont été un peu difficile à tenir…”

Quatre heures trente du matin. Je vais attraper mon avion pour Belo Horizonte. Le taxi fonce dans São Luis désert. Je rentre dans la dernière phase de mon séjour au Brésil. Dans trois jours, je reprends mon avion pour Paris. Je quitte à regret cette ville que je connais encore mal où j’ai encore beaucoup de choses à découvrir et où j’ai été si bien reçu. Toutefois en discutant avec le chauffeur du taxi, un autre aspect des choses se révèle: il m’apprend en effet qu’il travaille depuis 7h du matin de la veille. En d’autres termes cela fait presque 22 heures qu’il conduit son taxi sans discontinuer…”Pas moyen de faire autrement, me dit-il avec flegme, question d’habitude…”. Ainsi va le Brésil entre violence et caresses, entre délices et cruauté.

jeudi 26 mars 2009

Samedi 14 février

São Luis. Le charme un tantinet désuet et décalé de la vieille ville. Au centre il y a ce bistrot qui fait angle, bar et petit restaurant que j’avais déjà repéré dans un voyage précédent, il y a quelques mois où de vieux messieurs se réunissent pour discuter philo, littérature, histoire, politique... Élégants, pantalons blancs, chemises de lin, parfois une canne ou un panama, ils rivalisent d’érudition autour d’une bière dans la bonne chaleur et la douce lumière de la fin de l’après-midi. Au passage, je capte des bribes de la conversation, on cause de démocratie athénienne, présence française au Brésil au début de la colonisation portugaise... on aurait envie de s’immiscer dans le cercle.


À deux pas de là, il y a l’hôtel “Lord”-tout un programme - où le décor, le mobilier, la déco, les uniformes du personnel, n’ont pas dû changer depuis les années 1930. Tout a vieilli sur place, s’est patiné, mais quand on franchit la porte, on change d’époque. Dans les chambres, seuls l’air conditionné et la télé signalent que l’on n’est plus tout à fait en 1935. Pour le reste, le dépaysement est total et savoureux. On descend encore la rue puis une volée d’escaliers et l’on se retrouve dans les ruelles pavées de la ville basse, non loin de la mer. On pénètre sous un porche et l’on débouche dans un petit marché où s’emboîtent échoppes et tavernes. Là, c’est toujours l’heure de siroter un café ou une cachaça de manioc- la spécialité du cru- entre deux rendez-vous importants. La musique n’est jamais loin et il faut peu de chose pour que les instruments sortent de leurs étuis, pour qu’apparaissent les percussions, pour qu’on entonne en choeur quelque chanson du répertoire. À ce propos, j’ai réussi finalement à joindre le secrétaire à la culture et il m’a donné rendez-vous justement cet après-midi dans un bistrot situé dans une autre partie de la ville, le quartier Renascencia, il paraît que c’est son habitude, où aura lieu un petit concert.

À l’heure dite, je me pointe donc là-bas. Le quartier Renascencia a certainement moins de charme architectural que la vieille ville, ce sont des bâtiments récents, beaucoup de commerces, mais le bar est bel espace, sous les arbres, avec une scène où des musiciens s’installent, un barbecue où grillent quelques viandes, des tables dispersées au milieu desquelles je finis par retrouver Joãozinho, le ministre, cordial, amical, visiblement très heureux de me voir. En fait il sait fort bien qui je suis, un ami a préparé le terrain et l’a renseigné. Ce qui l’intéresse en particulier c’est mon rôle en mai 68 parce qu’il est convaincu de la grande importance politique de ces événements. Et déjà cette position un peu à contre- courant me plaît. Pour lui faire plaisir et sur la suggestion de cet ami qui le connaît bien je lui ai apporté un livre “Quelle Université ? Quelle Société ?” que nous, une petite équipe très impliquée dans le “mouvement”, avions publié aux éditions du Seuil en Juillet 68. Il s’agit d’une collection de documents de première main: tracts, manifestes, déclarations, appels.... non pas un énième commentaire sur les “événements de mai” mais les textes bruts, l’expression très riche et très diverse de ces journées particulières. Déjà en 68, en lisant les journaux, en écoutant la radio, en regardant la télé aux ordres de l’époque, nous avions constaté l’abîme qui existait entre la réalité que nous vivions et les faits tels qu’ils étaient rapportés par les médias. Déjà la presse se passionnait pour les voitures brûlées, les vitrines cassées, le mobilier urbain défoncé et les bagarres entre flics et manifestants. Mais très peu pour le fond des choses, l’élaboration d’une critique globale et pertinente du “système” qui échappait aussi bien à l’idéologie officielle qu’aux canons de l’orthodoxie marxiste, l’espèce de poésie en action qui avait pris possession des lieux publics, l’humour ravageur des slogans, déclarations, manifestes et propositions de toutes sortes. Cette floraison qui ne visait, à mon avis, aucune efficacité politique à court terme, était talentueuse, souvent brillante, très inspirée. Ces documents méritaient d’être réunis et c’est ce que nous avons fait au sein d’une espèce de petite agence de presse et de communication, le CRIU, créé sur le moment et appuyée et hébergée par le mouvement d’éducation populaire “Peuple et Culture” et qui avait l’aval de certains des principaux leaders de l’histoire (Sauvageot, Geismar, Cohn-Bendit et les animateurs des Comités d’Action Lycéens).

À la fin juin, quand la vague est retombée, nous avions réuni les textes qui nous paraissaient les plus forts et les plus représentatifs, nous les avions organisés en un livre avec le minimum de commentaires et nous étions allé frapper à la porte des éditions du Seuil qui avaient immédiatement accepté de publier l’ouvrage qui a été traduit par la suite en espagnol, en italien et en japonais. Et c’est ce livre même que 40 ans plus tard je me retrouve maintenant en train de dédicacer (pour la première fois) à la demande de Joãozinho, dans ce bistrot brésilien de São Luis en cette fin d’après-midi de février, dans la chaleur de l’été et les prémisses du carnaval tandis qu’un orchestre (avec trompette, trombone, saxophones, percussions, guitare...) plein de vigueur et d’animation attaque un pot-pourri de sambas.