dimanche 14 février 2010

Samedi 28 novembre.




Et je suis déjà dans l’avion du retour à Paris…

Comme toujours tout est passé vite, trop vite. Il m’a manqué deux ou trois jours pour finaliser tout comme je l’aurais souhaité. Il manque toujours deux ou trois jours.

Quelques images marquantes de ce dernier séjour me reviennent : avant- hier, en plein centre de Rio, au milieu du mouvement bariolé de la circulation, une tache noire surgit soudain, c’est un camion du BOPE, le bataillon des forces spéciales de la police militaire, celui-là même dont on raconte les exploits dans le film « Tropa de Elite ». Le véhicule est noir d’encre. Dans la benne arrière les hommes, en uniforme noir également, ont le visage couvert d’un suie de camouflage. Ils tiennent chacun une énorme mitraillette. Tout l’ensemble est fait pour jeter une impression d’effroi. Le camion est environné d’une aura sombre en total contraste avec le désordre bon enfant environnant. On se souvient soudain que le Brésil vit en réalité depuis des années une guerre civile non déclarée squi fait 50.000 morts par an.

Dans le même ordre d’idée, hier en plein centre de São Paulo, je m’égare un peu sur la vaste Praça da Républica et je tombe, dans un square, sur une sorte de cours des miracles, une assemblée de vagabonds enveloppés dans des couvertures sales et dont certains, tremblants, émaciés, sont visiblement sous les effets de la drogue, ça doit être du crack qui fait des ravages en ce moment dans la ville. Deux gars assistent un collègue en train de vomir tripes et boyaux. Les yeux sont rouges, les regards égarés… je passe mon chemin rapidement.

Plus tard je verrai aussi une voiture qui fonce en klaxonnant dans la foule qui tente de traverser une grande avenue au risque de blesser ou de tuer, manifestation de force brutale qui vient rappeler que le quotidien, ici, est affrontement sans merci entre dominants et dominés, dans une structure sociale qui est encore largement de type féodal.

Je pense aussi à l’omniprésence de la télé dans les lieux publics, stations de métro, salles d’attente, restaurants… à la pub qui passe en boucle, domination pesante de la marchandise, bourrage de crâne incessant.

C’est la face sombre du Brésil, le côté obscur d’un pays qui présente tant de charmes. Et on ne sait que penser de la situation générale. Est-ce que la Brésil « s ‘en sort » ? Est il sur le « bon chemin », dans une dynamique féconde ? D’un côté, il y a un mieux incontestable du côté des plus pauvres à cause des mesures d’assistance du gouvernement Lula. De l’autre la violence monte, la corruption rôde en permanence, le tout attisé par les mirages de la consommation.

Pour moi c’est la fin de mon Année de la France au Brésil où il m’a fallu batailler mon petit espace comme un débutant après 30 ans de bons et loyaux services dans les échanges culturels France-Brésil. Impression mitigée. Il y a eu de très beaux moments mais j’aurais pu donner et réaliser beaucoup plus avec un appui minimum des organisateurs de la manifestation qui ont refusé en bloc toutes mes propositions sans une explication. Heureusement que j’ai pu bénéficier de complicités à l’Alliance Française de Belém ou au Bureau du Livre de Rio. La « culture » (ce qu’on appelle culture) en France, fonctionne de plus en plus en réseaux fermés et opaques dont je ne fais décidément pas partie. En même temps c’est ma liberté de pouvoir faire ce que je veux faire au moment où j’ai envie de le faire avec le soutien des amis et musiciens avec qui je travaille.

Par exemple cette « danse étrange » que je viens d’enregistrer avec le quintet à cordes Alter qui est emmené par Alfonso Pacin, le guitariste argentin qui d’ordinaire m’accompagne en France. On est sans doute un peu loin du Brésil, musicalement parlant en tous cas, quoique… les argentins, après tout, sont les voisins du sud et l’Alter Quintet a un fort de ce côté-là. Pascal Pallisco est à l’accordéon et Xavier Desandre-Navarre aux percussions. L’arrangement est d’Alfonso Pacin.

samedi 13 février 2010

Rio de Janeiro le 27 novembre 2009



A Rio j’avais laissé Dudu se dépétrer avec une nouvelle chanson. Nous nous étions rencontrés un soir de la semaine dernière et je lui avais chantonné mon idée en m’accompagnant au piano. Il m’avait très gentîment accordé un petit moment dans son agenda particulièrement chargé : pianiste et arrangeur il est aussi producteur musical pour la chaîne de télévision Globo et travaille en ce moment aux finitions d’une « mini-série » comme on dit ici, un feuilleton en quelques épisodes consacré à une diva de la chanson brésilienne des années 1940/1950, Dalva de Oliveira. Il doit mettre en boîte 80 morceaux de musique, entre les chansons et les pièces instrumentales et ceci sans compter les musiques d’ambiances qui soutiennent la dramaturgie de l’intrigue, car la vie de cette grande dame fut une vraie « novela ». Dudu vit pratiquement en studio où il doit enchaîner séance sur séance. Auparavant, il doit écrire les arrangements, embaucher les musiciens… Il me dit qu’il reçoit une moyenne de 150 coups de fil par jour sur son portable qui n’arrête pas de tinter. Et pourtant, allez comprendre, il est très joignable, toujours tranquille, au fait de l’affaire qu’il doit traiter, précis et efficace, professionnel.

Nous avions donc travaillé sur ma chanson- qui décrit un lever de soleil sur la forêt amazonienne- puis je suis parti en vadrouille dans le Minas Gerais comme je le raconte dans le chapitre précédent. De temps en temps j’appelais Dudu pour voir comment il se dépétrait de mon affaire : « Cette nuit j’ai travaillé sur ta chanson, me disait-il. J’en possède désormais la forme. Il ne manque que quelques détails à préciser avec toi. » Je lui fais confiance. Je sais qu’il devine ce que je veux. J’ai la grande chance de travailler avec des musiciens –brésiliens et français- qui lisent dans mes pensées musicales sans qu’il soit besoin d’expliquer beaucoup ce que j’ai en tête.

Je connais Dudu depuis 5 ans. C’est Paula Morelenbaum, amie et chanteuse brésilienne qui fit longtemps partie du groupe de Tom Jobim, qui me l’avait présenté et recommandé. Je connais Paula depuis 30 ans et elle aussi avait sans doute deviné que je m’entendrais bien avec lui. Il y a 5 ans il avait écrit l’arrangement de ma chanson « Cargo Mixte ». C’est assez curieux car Dudu, en principe, ne parle pas français. Or son arrangement épouse toutes les inflexions et les nuances de mon texte. Et je me suis toujours demandé comment il avait fait pour coller à ce point à mes intentions.

Dimanche dernier je le rappelle donc pour voir comment nous allons procéder pour l’enregistrement de la chanson. Je le joins sur son portable. J’entends qu’il est environné de cris, de bruits de foule et de rumeurs diverses « Ecoute, me dit-il, il y a en ce moment un match du Flamengo ( l’un des clubs de foot les plus populaires), Rio est en délire et je ne crois pas que ça soit un bon moment pour parler de nos affaires. Rappelles moi demain à la même heure et on organise la chose. »

Le lendemain , donc, il précise ses intentions : Nous enregistrerons mercredi. Mais il me demande de le rappeler encore mardi soir pour définir les détails de l’opération : comme d’habitude à Rio on décidera tout à la dernière minute. J’ai confiance, je sais que tout sera bien fait, avec compétence et sensibilité mais cette « méthode » génère toujours une certaine appréhension. On ne peut pas s’empêcher de craindre quelque imbroglio inattendu. Il faut faire preuve de « jogo de cintura », mot à mot « jeu de ceinture », c’est à dire de souplesse au niveau du bassin, comme quand on danse la samba ou que l’on joue au foot, il faut danser et improviser « conformément à la musique », s’adapter souplement à l’imprévu, tirer le meilleur parti des circonstances…

A l’heure dite, donc, je joins Dudu qui me livre son « plan » : « Nous allons te glisser en sandwich entre les sessions d’enregistrement et de mixage du générique de la mini-série de la Globo. Je vais embaucher poiur ta chanson les musiciens avec qui je travaille aussi pour ces sessions, dans le même studio, ainsi on économisera en temps et en argent et tu penses bien que ce sont parmi les meilleurs instrumentistes de Rio…Auparavant, le matin, nous travaillerons ensemble chez moi à la mise en forme définitive de ta chanson. »

Dudu n’a qu’un défaut : il habite au diable vauvert, au delà de la Barra da Tijuca, une espèce de quartier de buildings, de résidences fermées, de shoppings centers qui s’est développé de manière plus ou moins sauvage sur le littoral sud de Rio dans une confusion urbanistique assez remarquable. Pour se rendre là-bas il faut traverser Copacabana, Ipanema, Leblon, emprunter des rocades, des tunnels, passer dans le parages de la favela da Rocinha, une des plus grandes du monde… Je ne suis pas toujours complètement tranquille quand je fais ce genre de voyages. Dans le mini bus qui m’emmène il y a trois mamies argentines en goguette, proies faciles pour les petits braqueurs qui rôdent, il y a aussi un jeune couple à l’apparence assez délurée, tatouages et piercings, des vendeurs ambulants qui protestent contre le prix du voyage (5 réais, un peu moins de 2 euros) qu’ils jugent excessif…
Le « cobrador » (contrôleur) du minibus reste debout à la porte et drague le client en criant à la cantonnade le nom des destinations : « Barrashoping ! », « Recreio dos Bandeirantes ! ». Le chauffeur, quant à lui, slalome entre les bagnoles, se faufile dans l’encombrement permanent des avenues de Rio, trouve miraculeusement sa voie dans la « confusão » générale tout en restant attentif au moindre signal d’un passager potentiel au bord du trottoir et rien ne lui échappe. J’admire ces héros du quotidien chaotique qui font des petits miracles dans leur combat singulier avec les exigences de la survie.
Finalement le voyage se déroule sans encombre et je parviens à l’édifice « La Rochelle » dans la résidence « Bretagne » où habite Dudu.

Nous autres artisans-musiciens d’aujourd’hui, passons beaucoup de temps en démarches de toutes sortes, contacts qu’il faut tisser et relancer, dossiers qu’il faut constituer, négociations qu’il faut aboutir, projets qu’il faut administrer… en même temps qu’il faut mener à bien le travail de création, voler du temps à toute cette bureaucratie envahissante pour composer pas à pas, modeler de nouvelles formes, les revoir, les préciser…travail plus ou moins obscur, répétitif, austère… puis soudain tout s’accélère il faut finaliser pour enregistrer ou pour jouer sur scène, il faut concrétiser, faire des choix et livrer « l’enfant ». Ces moments où tout prend visage et se révèle sont souvent des instants magiques où j’ai le sentiment de participer à quelque chose de plus vaste que moi avec l’aide providentielle d’une énergie qui vient d’ailleurs.

Et en cette fin de matinée brumeuse voici donc ma chanson, « Allons voir le soleil », qui surgit soudain de l’ordinateur de Dudu, bien mieux encore que je l’avais imaginée, magnifiée par un arrangement subtil.

Mais il faut aller vite. Nous précisons encore quelques détails, Dudu modèle une structure éléctronique qui servira de base à l’enregistrement, il imprime les partitions… et nous fonçons vers le studio.

Le taxi nous dépose sur une petite place au fond du quartier Gavea, au pied d’un escalier qui grimpe à flanc de colline. Quelques volées de marche et nous voici au studio « Palco » de Gilberto Gil, niché dans la verdure, avec une belle vue sur le « Corcovado » et la silhouette lointaine du Christ Rédempteur. Les musiciens sont déjà là : Lula Galvão, guitare, André Vasconcelos, contrebasse, Alex Fonseca, batterie et Sidinho Moreira, percussions, tous « cobras » (serpents) de studio-En France on dirait « requins »- capables de capter en quelques instants l’intelligence d’une musique et de se mettre complètement au service d’un projet avec un art consomméde l’économie. Pour eux, il s’agit presque toujours de faire peu mais éloquent et juste.

Et effectivement il ne leur faudra pas longtemps pour « mettre en boîte » la belle bande sonore, l’écrin musical pour ma voix. C’est impressionnant de voir le soin et la précision décontractée avec lesquels tout ce petit monde travaille, la belle orfèvrerie à l’œuvre. L’ingénieur du son, d’un tranquillité et d’une concentration totale, est Vitor Farias, qui a enregistré certains des albums historiques de la musique brésilienne comme « Essa Mulher » d’Elis Regina ou « Zabumbê-bum-à » d’Hermeto Pascoal.

Lula guitare et André contrebasse tissent une première trame sur laquelle Alex dépose une très subtile partie de batterie aux balais. Enfin Sidinho colore tout cela aux percus-sons, calebasses d’eau et autres coquillages. Je sens avec plaisir que tous ces fins musiciens aiment travailler avec moi, faire de la musique avec moi et ne s’en cachent pas d’ailleurs, même si je leur propose des conditions bien moins favorable que celles que leur offre la « Rede Globo ». Sidinho me confie qu’il vient de sortir d’une session d’enregistrement dans un autre studio où on lui a demandé de « faire de la soupe » dans une ambiance étrange et malsaine. Et il restera avec nous jusqu’à la fin de notre séance, alors que rien ne l’y oblige, pour peaufiner certains détails de son intervention dans ma chanson.

Entretemps on nous monte un déjeuner du restaurant voisin, un délicieux filet de bœuf aux légumes arrosé d’une bière fraîche, cette tambouille toute simple et goûteuse du « bistrot du coin de la rue » au Brésil, de la « vraie » nourriture préparée et assaisonnée avec amour et talent.

Tandis qu’au dehors, l’atmosphère se charge d’électricité, une chaleur pesante s’installe, saturée d’humidité et le ciel s’obscurcit entièrement de nuages noirâtres…

17h30 nous devons céder la place pendant quelques heures à Sergio Saraceni, producteur musical de la Rede Globo, qui m’a très gentîment autorisé à utiliser certaines de ses plages horaires alors que lui aussi est dans un « rush » total, dans le processus de finalisation de la bande sonore de la mini série « Dalva de Oliveira » dont je parle plus haut et dont Dudu assure la direction musicale. Pour l’instant Sergio et Dudu travaillent sur le générique de la mini-série, un objet musical assez étonnant. Sergio a retrouvé le passage d’une interview de Dalva de Oliveira où elle chantonne a-cappella pour le journaliste quelques couplets d’une chanson. Il a alors demandé à Péri Ribeiro, chanteur et fils de Dalva, de faire un duo posthume avec sa mère à partir de ce fragment puis il a fait orchestrer le tout et c’est cet objet musical assez singulier qu’ils sont en train de mixer maintenant.

… et l’orage éclate brusquement en pluie torrentielle qui noie le paysage. Le Cristo Redentor est environné de nuées dantesques. Les larges feuilles des plantes tropicales ploient et luisent sous l’averse.

21h… nous reprenons l’enregistrement de ma chanson sous les applaudissements des musiciens et techniciens vsiblement ravis de retrouver cet univers musical. Entretemps l’orage s’est arrêté et un important match de foot a commencé. Sergio qui est un supporter ardent de l’équipe Fluminense qui joue ce soir est rentré en catastrophe chez lui pour assister à la rencontre à la télé. Au début je sens que le match en cours créé un léger flottement dans le studio et que l’on sort de temps à autre pour aller jeter un œil sur le récepteur branché en permanence dans la pièce attenante. La dramaturgie du foot fait partie de la vie intime des brésiliens, c’est une sorte d’épopée populaire aux enjeux insoupçonnés dont on suit pas à pas les péripéties. C’est un jeu mais c’est en même temps une puissante métaphore du match de la vie, du désir aux prises avec la réalité, de la loyauté en combat singulier avec les démons de la corruption et du mensonge, du courage en butte à toutes les formes plus ou moins subtiles de désespérance…

Mais bien vite la bonne concentration reprend ses droits. Et je dois maintenant placer la voix sur le bel environnement musical que l’on m’a préparé. Il faut essayer tout de suite de viser le plus juste possible pour éviter de commencer à anonner et quitter le territoire de l’émotion native pour entrer dans la mécanique de la répétition.
C’est le danger du studio que l’on peut y rester une éternité (si on en a les moyens…) à la quête d’un résultat « parfait », lisse. Or ce sont les subtiles imperfections qui font la vie d’un enregistrement . Un enregistrement est la photographie sans apprêts et sans pitié du point où nous en sommes. Il faut savoir s’arrêter et trouver le juste compromis entre le désirable et ce qu’il est humainement et artistiquement possible de faire à l’instant même.

Vitor a fait un beau son de casque, très enveloppant. Je suis en immersion totale dans l’arrangement que Dudu a écrit. Je découvre ma chanson à mesure que je l’interprète et nous essayons de préserver cette émotion première. 22h, Sidinho rajoute ça et là quelques touches de couleurs avec de petites percussions et gri-gris qu’il sort de sa malle à merveilles et il essuie une larme en sortant de la cabine d’enregistrement visiblement très ému par ce qu’il vient d’entendre. Vers 22h30 tout est dit. Et on va se restaurer d’un juste et délicieux poulet à la broche au « Brasero da Gávea ».