jeudi 5 février 2009



Dimanche 1° février.
Après le Yang, le Yin. Après la masculinité paroxystique de São Paulo, voici la féminité quelque peu exagérée de Rio. Un coup d’aile et voici, par le hublot de l’avion, les courbes splendides de la ‘cidade maravilhosa’ qui se déroulent dans le soleil. Les courbes splendides... mais aussi les amas de baraques précaires des favelas accrochées en équilibre instable aux flancs des ‘morros’, des mornes, ces collines aux pentes raides qui s’élèvent dans le ciel bleu profond, entre forêt et mer.

C’est une belle lumière d’été en plein milieu du jour et, sur son éperon rocheux, le “Cristo Redentor” semble embrasser toute la ville dans sa bénédiction, les splendeurs et les turpitudes, les victoires et les désastres, les joies, les combines, les trahisons, les fêtes et les massacres.

Rio est une ville très chère à mon coeur. C’est ici que j’avais établi mon point d’attache lors de mon premier séjour au Brésil en 1979-80, un séjour qui dura 9 mois. Rua Montenegro n°22, « edificio Garota de Ipanema », cela ne s’invente pas, en face exactement du bar où Vinicius de Moraes et Tom Jobim guettaient la fameuse fille qui marchait en balançant vers la mer. A l’époque, Vinicius était vivant et je devais d’ailleurs le rencontrer par l’entremise du guitariste Toquinho, son partenaire musical, dont j’avais fait la connaissance chez Chico Buarque. Et puis Vinicius a eu la mauvaise idée de prendre congé, j’étais alors à Salvador de Bahia, sur la plage d’Itapoã qu’il avait chanté merveilleusement. Alors on débaptisa la Rua Montenegro qui devint la Rua Vinicius de Moraes.

Je m’y suis retrouvé tout à l’heure, par surprise alors que je déambulai sur la plage d’Ipanema en compagnie de mon cigare après un déjeuner tardif à la “Casa da Feijoada”, un restaurant où j’ai mes habitudes et qui ne sert qu’un seul plat, “le” plat national dont on dit qu’il fut inventé par les esclaves et que les maîtres adoptèrent, par l’odeur alléchée. Pour faire une bonne Feijoada, il faut faire longuement mijoter dans une grande casserole de haricots noirs des bas-morceaux de porc (oreilles, pieds), des saucisses fumées, du lard, de la viande de boeuf séchée. Il faut assaisonner avec ail, laurier, une touche de piment. Et puis servir avec du riz, des feuilles de chou, brocoli coupé en fines lamelles et revenues dans l’huile, de la farine grosse de manioc, des quartiers d’oranges.... C’est une tambouille qui appelle une bonne sieste. Mais comme je n’ai pas de plumard à ma disposition, je vais marcher le long de la mer.

Je ne me lasse pas d’observer la foule du dimanche qui va sur la place publique de la plage se montrer, se dorer, jouer, chanter, grignoter, draguer, se livrer à tous genres de commerces. Marchands de bière, de brochettes, de glaces, de bijoux, de draps de plage, loueurs de fauteuils, joueurs de volley, bâtisseurs de châteaux de sable qui font payer la photo... tout ce petit monde circule et s’agglutine dans une confusion bon enfant. Ce qui, en Europe, pourrait facilement devenir vulgaire et déprimant est ici coloré, pittoresque, foisonnant, inattendu, les Brésiliens ont l’art de vivre ensemble sans s’agresser, sans se gêner. Ce qui frappe aussi c’est l’harmonie des couleurs, couleurs vives et gaies des vêtements et maillots, couleurs des peaux, corps soignés et bien proportionnés qui rentrent dans le jeu de la séduction. Jolies petites fesses bronzées qui surgissent d’un string des plus symboliques passent et repassent en se dandinant dans un roucoulement très étudié. Joggers, cyclistes de tous âges et de tous sexes défilent sur une avenue côtière interdite aux voitures pendant le week-end, vieux beaux aux cheveux teints, vieilles ‘recaoutchoutées’ à la chirurgie esthétique dans leurs efforts pathétiques pour lutter contre les progrès inévitables de l’âge. (Et il est curieux de noter que ce sont précisément ces artifices qui peuvent donner une impression de “vieillesse”). Faune vivante et diverse et qui tire aussi son énergie de ce mélange fécond et parfois dangereux de Rio.

Car sur cette plage d’Ipanema se côtoient, dans une curieuse et intéressante confrontation, les bourgeois et bourgeoises des “beaux quartiers” (Ipanema en est un ) et le peuple de la zone nord et des ‘favelas’ dont certaines sont très proches. Il y a parfois des “incidents” des ‘arastões’, par exemple, quand une grande bande de ‘pivetes’ (petits voyous), s’abat sur les plagistes et les rançonne. Mais tout cela est rare car les Brésiliens sont fondamentalement pacifiques. Peut-être un peu trop d’ailleurs, mais ceci est une autre histoire.

Vers le soir, les autobus arrivent en escadrilles, en meutes pour ramener chez eux les habitants des quartiers nord, justement. On attrape les véhicules à la volée, on s’engouffre en maillot et en tongs, une serviette autour des reins, on chante, on s’apostrophe d’un bout à l’autre du bus, à côté de moi une jeune fille voyage en s’esclaffant sur les genoux de sa copine tandis que le bus slalome à plein régime dans la circulation, elle s’étale sur moi :“On ne vous gêne pas monsieur ?”... On est loin, très loin de l’industrieuse São Paulo et de sa productivité modèles.
Photo Daniela Cruz