vendredi 6 février 2009



Mardi 3 février

Les images que l’on connaît de Rio, ce dont on a entendu parler, ce qui fait rêver ceux qui n’y sont jamais allé, ce sont les clichés de la “zone sud”, le Corcovado et le Pain de Sucre, les plages de Copacabana, d’Ipanema et de Leblon. Très bien. Mais à Rio ce que j’aime surtout c’est le Centre, le vieux Centre recru d’Histoire et d’histoires. J’aime déambuler dans le Centre. Et le carioca ( l’habitant de Rio) a porté très loin et très haut l’art de la déambulation, la science suprême de ne rien faire et de s’en satisfaire sans la moindre culpabilité.

Par cet après-midi caniculaire prendre la Rua da Carioca, faire une halte au Bar do Luiz qui existe depuis 1887 et où des garçons professionnels et attentifs servent à une clientèle d’habitués un demi de bière fraîche à nul autre pareil. Puis continuer dans cette même rue, passer devant un vieux cinéma à l’architecture néo-classique, avec un magnifique escalier aux rampes de fer forgé et qui ne diffuse que de pauvres films porno en continu avec un peu de strip-tease à l’entracte, poursuivre jusqu’à la Place Tiradentes, tourner à droite, faire encore quelques pas et pénétrer dans la fraîcheur et l’ombre du Cabinet Royal de Lecture Portugais-ça ne s’invente pas, sorte de mosquée-bibliothèque, temple de l’étude et du savoir où les bouquins s’alignent sous la haute coupole d’où tombe une lueur de vitrail à travers le grand lustre rococo et sur les boiseries tarabiscotées des montants des étagères, dans le silence des siècles et des écrits assoupis. Sur une table de lecteur au revêtement de cuir poncé par des années de consultation des précieux volumes, une jeune fille s’est endormie et rêve au jeune poète qui viendra la réveiller d’un baiser. Ce qui est assez curieux mais bien caractéristique de Rio, c’est que cette cathédrale de l’érudition est située à deux pas d’un quartier interlope qui devient à la nuit une zone de prostitution plutôt bas de gamme.

Mais ressortons un instant dans la fournaise de la rue et dans un coin secret de la place, à l’entrée d’un immeuble vénérable, prenons un escalier dérobé et très étroit et débouchons d’un coup dans un haut lieu de la culture carioca, la grande salle des “Bilhares Guanabara”, déserte à cette heure-ci, à peine y-a-t-il deux vieux qui papotent entre les tables. Je me souviens de l’écrivain João Antonio qui m’avait fait découvrir l’endroit et avec qui j’étais venu faire une partie ici. Dans ses contes, il mettait en scène comme personne ce petit monde nocturne du billard, les joueurs professionnels qui opèrent dans la clandestinité, les parieurs, les “malandros”, voyous sublimes qui vivent d’expédients et qui battent la samba sur des boîtes d’allumettes. Madame Satan, homosexuel flamboyant et malandro des années 1930 a hanté ce lieu tout comme le journaliste et chroniqueur João do Rio et quelques autres. Par les fenêtres grandes ouvertes sur le balcon, rentre la lumière vive de ce calme après midi et un peu en retrait, on jouit du spectacle de la rue en sirotant un café. (On trouvera un savoureux “conte de billard” de João Antonio remarquablement traduit par Jacques Thiériot dans le joli recueil que les éditions Métailié avaient publié, il y a une dizaine d’années: “Nouvelles du Brésil”).

Quand je dis que je voyage en solo ici, ça n’est pas tout à fait exact. À Rio, par exemple, Serge vient à ma rescousse pour m’aider à mettre en forme, à “produire” mes projets musicaux entre France et Brésil. Serge, disons, occupe un poste important dans un organisme qui joue un rôle stratégique dans le commerce extérieur français. Mais il a aussi d’autres centres d’intérêt dans la vie et fait partie de ces gens dont j’ai parlé au début de ce blog et qui me prêtent main-forte. Sans eux je ne crois pas que j’y arriverai. Le travail artistique créatif et indépendant a toujours été une gageure. Mais il est devenu aujourd’hui une entreprise encore plus hasardeuse et plus aléatoire. On n’a jamais autant entendu parler de “culture” mais de quoi parle-t-on ? Parle-t-on de produits de distraction commerciaux ou évoque-t-on les traditions populaires ? Fait –on allusion aux oeuvres des “avant-gardes” auto proclamées, des “créateurs” de danse, de théâtre, d’arts plastiques qui fonctionnent en lobbies et en circuit fermé, drainant l’essentiel de l’argent public pour satisfaire leurs caprices et leur soif de pouvoir ? Certains de ceux-ci ont d’ailleurs une bonne compétence de “faiseurs” et, enrobant leurs manifestations d’un discours fumeux et prétentieux, parviennent assez bien à donner le change. En réalité nous vivons une époque de confusion extrême, une époque de mélange des genres extrêmement périlleux, une époque de bal masqué et d’usurpateurs. Une logique de commerce brutal envahit tout et prime sur tout. Une logique de rapport de forces sans merci s’installe au coeur même des processus de création et de diffusion artistiques qui s’en trouvent profondément contaminés. Dans
certains de ces “lieux de culture” érigés en forteresses inexpugnables et dans lesquels nous autres, artistes indépendants, ne pouvons pénétrer, que nous ne pouvons même approcher, l’air est irrespirable. Et je ne parle pas du scandale de la télévision publique financée (de plus en plus) par nos impôts et qui est la chasse gardée de petites coteries qui fonctionnent en parfaite opacité. Dans ces conditions il nous faut opérer dans le maquis, se faufiler dans les brèches, danser dans les marges sans cesser d’être professionnel. Dans ces conditions, dans ce processus qui s’assimile à une forme de résistance, la complicité de gens comme Serge est précieux , la solidarité d’amis fiables et lucides est indispensable.

Mais en cet après-midi de janvier en plein été austral, nous faisons une partie de billard à Rio. Le billard comme une métaphore du Jeu du Monde: frapper là où on ne nous attend pas, anticiper les ricochets, se mettre en bonne position...
On s’entraîne, en quelque sorte, pour les réunions que nous aurons dans la journée avec les responsables de la diffusion de la culture française à Rio. Ceci dit d’ailleurs sans aucune arrière pensées, ces réunions se passent bien, dans une atmosphère cordiale. Mais je ne cache pas que pour une fois, à l’occasion de cette “Année de la France”, j’aurais aimé travailler dans des conditions disons un peu plus “confortables”, un peu moins acrobatiques. Mais bon ça doit être un karma mien. Et puis je pense aussi souvent à ce qu’avait répliqué Bukowski à un jeune écrivain qui lui disait qu’il ne pouvait créer que dans le calme et les petits oiseaux. Avec la diplomatie qui le caractérisait le vieux Buk avait laissé tomber: “Peinard, on n’écrit que de la merde.”

Carburons donc dans le maquis puisque c’est notre destin. Mais il ne faut pas exagérer non plus et après cette journée où la déambulation s’est agréablement mêlée au travail, faisons une pause pour goûter à la Confeitaria Colombo.

La Confeitaria (Confiserie) Colombo c’est un immense salon de thé rococo lui aussi, fondé fin 19°, à la décoration somptueuse, boiseries et miroirs, un lieu “habité” miraculeusement préservé de la destruction, un lieu d’élégance tranquille où l’on savoure tout autant l’ambiance et le cadre que les petits-fours, les infusions et les jus de fruits que l’on y sert. L’ensemble, qui a la hauteur d’un immeuble de quatre ou cinq étages, avec des balcons successifs, baigne dans une pénombre fraîche.
C’est l’endroit idéal pour deviser en fin de journée et se laisser aller.
Les Brésiliens en général et les cariocas en particuliers ont l’art d’équilibrer les choses entre travail et détente. On travaille beaucoup à Rio, malgré les apparences, mais on sait aussi très bien, le devoir accompli, “retirer la prise”, débrancher l’ordinateur et se retrouver au bistrot ou à la Confeitaria Colombo pour parler d’autre chose que de boulot. Avec Serge, nous parlons civilisation tropicale, architecture. Depuis longtemps je pense que Rio, avec son histoire, ses traditions, sa culture, sa situation géographique, son site a une carte à jouer dans l’invention d’un mode de vie tropical où l’architecture et la ville pourraient se développer en symbiose avec la nature, où, à partir de ce que leurs habitants ont élaboré et construit, les favelas même pourraient se transformer, avec l’aide d’architectes et d’urbanistes en lieux de vie et de convivialité singuliers. (Et non pas raser les favelas pour reloger tous leurs habitants dans d’hideux HLM, dans des placards à gens, dans des “pénitenciers locatifs” comme disait Audiberti.) Bien entendu tout cela est totalement utopique et fait fi des rapports de forces socio-économiques cruels et brutaux du Brésil, de la puissance des trafiquants dans les favelas etc...Mais en même temps les crises successives que nos sociétés traversent, la nécessité urgente qu’il y a à repenser nos modes de produire, d’habiter, de nous déplacer... tout cela appelle des solutions audacieuses qui s'appuieraient sur ce que les gens modestes expérimentent déjà car les brésiliens pauvres déploient souvent des trésors d’imagination pour s’en sortir. Il y aurait beaucoup à dire et à apprendre sur tout cela. Je rêve de mécènes intelligents et cultivés à la façon de la famille Güell à Barcelone qui a financé certains des extraordinaires bâtiments et jardins de Gaudi. Je rêve de projets d’aménagements de l’espace où des poètes et des philosophes seraient appelés en consultation pour ne pas laisser seuls les technocrates calculateurs et sans flamme, les politiciens pressés de gagner les prochaînes élections et les architectes qui accompagnent passivement le mouvement ou qui délirent dans l’abstrait sans se préoccuper des gens qui fréquenteront les bâtiments et espaces ainsi réalisés. Mais tout cela ce ne sont des propos de confiserie dans le jour déclinant, dans la douce température de Rio, dans la secrète bienveillance des anges protecteurs et autres entités qui veillent et qui font peut-être la magie des instants vécus dans cette ville ensorcelante et singulière.