jeudi 12 février 2009



Vendredi 6 février

Touffeur sur Belém. La chaleur est une seconde peau, un vêtement de caresses, un autre corps qui se presse et jouit contre le tien. Après-midi de torpeur. La ville repose et s’alanguit dans les souffles de la sieste de Dieu. Je suis près du fleuve qui roule des eaux grise et d’où monte un semblant de fraîcheur. Des embarcations de toutes tailles vont et viennent, depuis la pirogue jusqu’à ces gros bateaux à plusieurs étages qu’on appelle ici des “gaiolas”, des cages. Non loin des pêcheurs somnolent dans leurs barques, sous un auvent, tandis que des urubus, les grands vautours noirs, picorent des restes de poissons sur le quai. Je viens de déjeuner au marché “Ver-o-Peso” (Littéralement: “voir le poids”), au kiosque n° 56, chez Lúcia qui prépare un poisson frit succulent, accompagné de riz, de haricots noirs ou d’Açaï que l’on prend au kiosque voisin. C’est l’une des meilleures tables de Belém (Mais il n’y a pas de table, on se restaure sur le comptoir) et il vous en coûtera 12 Reais (4 euros par les temps qui courrent), avec la boisson. Dans une autre partie du marché une multitude d’échoppes vendent des plantes médicinales et des remèdes naturels. Ce sont pour la plupart des dames qui tiennent ces commerces et qui hèlent le passant. Au “gringo” de passage elles proposent en particulier un genre de viagra à base d’herbes amazoniennes. Certaines sont des guérisseuses connues que l’on vient consulter de loin. La phytopharmacie amazonienne comporte des plantes aux pouvoirs puissants, surtout lorsqu’elles sont combinées. Mais on n’en connaît qu’une infime partie, l’immense majorité de plantes médicinales d’Amazonie demeure inconnue, continent fascinant à explorer si du moins la puissante entreprise de dévastation de l’Amazonie qui est à l’oeuvre en ce moment nous en laisse le temps...

J’ai commencé ce matin la ronde des réunions au secrétariat à la culture de l’état. Horaires flexibles. Il faut s’habituer, s’armer de patience. Je poireaute une petite heure dans l’antichambre où je fais d’ailleurs d’excellentes rencontres. C’est très souvent ainsi au Brésil: ce qui pourrait apparaître comme un contretemps est l’occasion d’une rencontre inespérée qui va s’avérer parfois tout aussi intéressante que le rendez-vous qu’on avait prévu. Ceci aussi parce qu’on se regarde, qu’on se parle et qu’on entre en contact sans crainte. Dans les salles d’attentes brésiliennes, on reste rarement muet ou plongé dans son journal: on cause naturellement avec ses voisins. Et c’est comme ça que je fais connaissance avec les éditeurs de “PZZ” (Pará Zéro Zéro), la revue littéraire de Belém qui vient de realiser un numéro spécial sur un écrivain de la région dont on célèbre le centenaire: Dalcidio Jurandir. Si Dalcidio Jurandir était né à Rio à Recife ou à Belo Horizonte, il serait aussi célèbre que Graciliano Ramos ou João Guimarães Rosa. C’est certainement un “grand” de la littérature brésilienne mais il n’a pas encore été reconnu à sa juste valeur, 30 ans après sa mort, sans doute parce qu’il est originaire du Pará. Peut-être aussi en fonction d’un engagement politique (Il était communiste) qui ne lui pas fait que des amis et dont le numéro spécial de cette revue rend compte dans les détails. Dalcidio sait évoquer avec force l’univers des petites villes de province de cette région et particulièrement de l’île du Marajó où il est né. Atmosphère étouffante de ces bourgades où les personnages sont le jouet de forces telluriques qui les dépassent et les engloutissent, dans un contexte de rapports de forces sans pitié. Les hommes dispersent leur semence alentour, manière d’affirmer leur pouvoir et les femmes procréent, cherchent à prendre au piège le mâle. Puis vient la honte, la honte qui colle à la peau, qui imprègne tout. On vit, entre l’orgie et la honte, dans la schizophrénie permanente: on affiche un conformisme de façade étriqué qui n’a rien à voir avec la réalité des choses. Au milieu de ce désastre ordinaire évoluent des personnages qui ressemblent sans doute un peu à l’écrivain et qui vont essayer de sortir de ce guépier, en imagination ou en réalité. Carlos, le directeur de la revue PZZ, fourmille de projets, il fait plaisir à voir. C’est cet appétit, cet envie de faire et ce goût d’entrer en relation malgré les obstacles qui se dressent en permanence qui fait aussi l’enchantement du Brésil. Site de la revue: www.revistapzz.com.br

Il y a ici, à Belém et dans l’état du Pará, un une disponibilité et un accueil exceptionnels. La région est géographiquement isolée du reste du Brésil et l’étranger est bienvenu, porteur de nouveautés de “l’extérieur”. Mais derrière cette apparence exotique et avenante il y a aussi une réalité âpre faite de rapports de domination sans merci. Il suffit de jeter un oeil au journal du jour. La police vient de démanteler une véritable petite armée privée qu’un grand propriétaire de l’intérieur de l’état maintenait à son service, soit disant pour se prémunir contre les invasions de paysans sans terre. Dés que l’on s’éloigne des centres urbains il règne souvent un ordre féodal avec des grandes familles, des “seigneurs” qui ont droit de vie et de mort. On a la gachette facile dans les campagnes du Pará. Tandis que dans les quartiers pauvres des villes on vit sous la domination de multiples gangs qui n’hésitent pas à rançonner les gens modestes. Il faut avoir les yeux derrière la tête lorsque l’on se promène en ville et ne rien montrer qui puisse attirer le regard de petits voleurs aussi rapides que violents.

Belém a de beaux restes d’une antique prospérité, lorsqu’elle disputait à Manaus le titre de capitale du caoutchouc. Un homme politique visionnaire du début du XX° siècle, le Sénateur Lemos, avait voulu faire de sa ville un petit Paris sous les tropiques. Il avait conçu de belles places avec des kiosques, il avait créé des parcs publics, fait construire un beau théâtre-opéra, Le Théâtre de la Paix et ce grand marché couvert où nous sommes, le Ver-O –Peso.

Ainsi la ville est-elle ce mélange d’édifices historiques témoins d’une certaine splendeur passée, avec de jolies maisons dans le centre ville, un peu dévorées par l’humidité et la végétation (Mais cette patine ne manque pas de charme), d’immeubles plus récents sans grand caractère et de quartiers pauvres ou misérables avec des petites maisons plus ou moins précaires souvent exposées aux caprices du fleuve qui provoque de dangereuses inondations. C’est aussi ce mélange qui fait le caractère unique de Belém. En quelques rues on change véritablement d’époque et d’univers. Car il n’y a rien de surfait et d’artificiel dans la partie ancienne et traditionnelle. Ce Belém là n’est pas mis en scène pour le touriste, c’est vraiment ainsi que les gens vivent encore, avec des petites boutiques où on répare tout, avec des bars où on pousse la chansonnette à la nuit tombée, avec des ruelles où les gens mettent les chaises sur le trottoir pour prendre le frais et discuter entre voisins, avec d’innombrables petites charettes où l’on prépare amuse gueules et petits plats dont le fameux tacacá qui ressemble à un bouillon (mais ne le dites pas aux gens d’ici, ils vous rétorqueront que ça n’a rien à voir) et que l’on sert dans une calebasse sans cuiller mais avec un cure-dent pour tout couvert: du tucupi, des branches de Jambú, de la gomme de manioc (qui a l’apparence d’une glaire), des crevettes séchées... je crois que je n’oublie rien. Le tacacá est un rituel de fin de journée le “goûter” de beaucoup de paraenses.

Mais le ciel s’obscurcit et la nuée s’assemble. On a coutume de dire qu’il pleut tous les jours à Belém sauf pendant la saison des pluies ou il pleut toute la journée. En ce moment, saison plutôt humide, il y a plusieurs averses par jour parfois violentes mais brèves. Les gouttes commencent à s’égrener. On va se mettre à l’abri. Et, comme on dit ici, on se retrouvera “après la pluie”.