lundi 9 février 2009




Mercredi 4 février


La nuit tombe, bleu sombre avec encore quelques traînées jaunes dans un ciel tourmenté. L’avion est en bout de piste et clignote immobile en attendant le top de la tour de contrôle. Puis l’appareil s’élance et s’arrache au-dessus de la baie tandis qu’un orage de chaleur fait exploser l’horizon. Le spectacle est grandiose. En bas un tapis de points lumineux qui s’étend et rampe entre les silhouettes sombres des morros, au-dessus une tenture noire zébrée d’éclairs qui descendent en piqué des lourds nuages suspendus. À chaque éclatement, tout le paysage s’illumine un bref instant dans la lueur violente de ce bombardement silencieux. L’avion vire longuement de bord, longe ce tableau d’apocalypse, prend de l’altitude et met le cap plein nord.

Je vais maintenant vers un tout autre Brésil, un autre versant, presque un autre pays et en même temps une zone ultrasensible de la planète, un système sanguin aquatique et végétal, comme un organe vital de notre terre, un écosystème essentiel dont on sent confusément qu’il est de ceux qui permettent la vie, ce miracle fragile de la vie avec lequel l’homme moderne fait joujou comme un enfant gâté.

Pour certaines raisons personnelles, j’ai toujours beaucoup d’émotion à mettre le cap sur Belém et sur l’Amazonie. Un peu plus de trois heures d’avion et tout va basculer. L’arrivée sur Belém est un tableau étonnant: d’abord la forêt immense, traversée de multiples bras de fleuves larges et lents puis soudain la ville, hérissée de buildings enchâssés dans ce monde d’eau et de végétation dense. Nous atterrissons dans une espèce de vapeur qui monte des arbres, un brouillard chaud qui s’exhale des feuilles. A la sortie de l’avion, l pénètre dans de l’ouate moite, l’air est épais, poisseux, l’humidité est à son comble. Puis le taxi traverse la ville La nuit les rues de Belém, mal éclairées, ont des allures fantomatiques.

Le folklore local regorge d’ailleurs d’histoires de revenants et de spectres. Telle cette “dame du taxi” une âme en peine que beaucoup de chauffeurs de taxi de Belém jurent d’avoir eu comme passagère. Il s’agit d’une jolie jeune femme blonde qui, après minuit (le détail a son importance), hèle un taxi et demande qu’on l’emmène du côté du quartier Guama. Elle demande à s’arrêter dans ces parages, paie la course puis pousse la grille d’un cimetière situé non loin...

Il y a aussi, près du centre ville un joli cimetière où les tombes monumentales et parfois écroulées se dressent au milieu d’une belle végétation.

Mais ne nous y trompons pas, Belém est une ville vivante, grouillante de vie. Une ville de saveurs et de senteurs. Senteurs fortes où le délicieux côtoie l’infect, où les parfums capiteux des plantes et des arbres, l’haleine de la forêt proche se mêlent aux remugles de pourriture, car tout se dégrade et pue rapidement dans la chaleur tonitruante, énorme de Belém. Odeur douceâtre et subtile de l’eau du fleuve (qui n’est pas l’Amazone mais un de ses immenses affluents: le Guama), senteur délicieuse et enivrante du vétiver (qu’on appelle ici patchouli) et qui rentre dans la composition de nombreux parfums locaux, odeur appétissante des fruits inconnus et aux noms chatoyants: le cupuaçu, le tapereba, le bacuri, odeur étrange de la maniva, la feuille de manioc broyée qui rentre dans la composition de la maniçoba un plat typique de par ici. Et l’on passe des senteurs aux goûts: il y a ici une cuisine, des mets à nul autres pareils et qu’on ne rencontre pas ou très peu dans d’autres coins du Brésil. Des nourritures étranges comme ce tucupi, un jus de manioc fermenté avec lequel on peut accomoder du poisson ou du poulet et dans lequel on fera volontiers cuire du jambú une plante verte quelque part entre l’oseille et l’épinard pour l’apparence mais unique en son goût et qui provoque un petit fourmillement sur les lèvres quand on la met en bouche, tout cela est exquis, à la fois succulent et médicinal, on sent qu’on se régale et en même temps qu’on doit guérir quelquechose en ingérant ces produits de la nature. Sans oublier l’Açai, (prononcer Açahi) petites billes noires, fruits d’un petit arbre élégant qui donne aussi le coeur de palmier, et qui réduit à l’état de jus ou de bouillie a l’apparence du pétrole brut mais qui là encore, la première surprise passée, devient vite une bonne habitude.

Le grand cuisinier de Barcelone Ferran Adria a coutume de dire que quand le monde découvrira le tucupi, le jambú et autres saveurs d’Amazonie, il se produira une petite révolution dans le monde de la gastronomie.

On approche beaucoup Belém par le nez et par la bouche. Mais pour l’instant nous sommes au bord de l’eau, un eau noire de nuit avec des reflets laiteux, dos à la ville et au bord du fleuve nous devinons sur l’autre rive et sous la lueur d’une belle lune pleine, la masse sombre de la forêt proche. Mais on sent qu’il y a un secret, un mystère et la nuit de Belém est gorgée de ce mystère et pleine de “présences”. Nous en reparlerons bientôt.
Photos Daniela Cruz