jeudi 26 mars 2009

Samedi 14 février

São Luis. Le charme un tantinet désuet et décalé de la vieille ville. Au centre il y a ce bistrot qui fait angle, bar et petit restaurant que j’avais déjà repéré dans un voyage précédent, il y a quelques mois où de vieux messieurs se réunissent pour discuter philo, littérature, histoire, politique... Élégants, pantalons blancs, chemises de lin, parfois une canne ou un panama, ils rivalisent d’érudition autour d’une bière dans la bonne chaleur et la douce lumière de la fin de l’après-midi. Au passage, je capte des bribes de la conversation, on cause de démocratie athénienne, présence française au Brésil au début de la colonisation portugaise... on aurait envie de s’immiscer dans le cercle.


À deux pas de là, il y a l’hôtel “Lord”-tout un programme - où le décor, le mobilier, la déco, les uniformes du personnel, n’ont pas dû changer depuis les années 1930. Tout a vieilli sur place, s’est patiné, mais quand on franchit la porte, on change d’époque. Dans les chambres, seuls l’air conditionné et la télé signalent que l’on n’est plus tout à fait en 1935. Pour le reste, le dépaysement est total et savoureux. On descend encore la rue puis une volée d’escaliers et l’on se retrouve dans les ruelles pavées de la ville basse, non loin de la mer. On pénètre sous un porche et l’on débouche dans un petit marché où s’emboîtent échoppes et tavernes. Là, c’est toujours l’heure de siroter un café ou une cachaça de manioc- la spécialité du cru- entre deux rendez-vous importants. La musique n’est jamais loin et il faut peu de chose pour que les instruments sortent de leurs étuis, pour qu’apparaissent les percussions, pour qu’on entonne en choeur quelque chanson du répertoire. À ce propos, j’ai réussi finalement à joindre le secrétaire à la culture et il m’a donné rendez-vous justement cet après-midi dans un bistrot situé dans une autre partie de la ville, le quartier Renascencia, il paraît que c’est son habitude, où aura lieu un petit concert.

À l’heure dite, je me pointe donc là-bas. Le quartier Renascencia a certainement moins de charme architectural que la vieille ville, ce sont des bâtiments récents, beaucoup de commerces, mais le bar est bel espace, sous les arbres, avec une scène où des musiciens s’installent, un barbecue où grillent quelques viandes, des tables dispersées au milieu desquelles je finis par retrouver Joãozinho, le ministre, cordial, amical, visiblement très heureux de me voir. En fait il sait fort bien qui je suis, un ami a préparé le terrain et l’a renseigné. Ce qui l’intéresse en particulier c’est mon rôle en mai 68 parce qu’il est convaincu de la grande importance politique de ces événements. Et déjà cette position un peu à contre- courant me plaît. Pour lui faire plaisir et sur la suggestion de cet ami qui le connaît bien je lui ai apporté un livre “Quelle Université ? Quelle Société ?” que nous, une petite équipe très impliquée dans le “mouvement”, avions publié aux éditions du Seuil en Juillet 68. Il s’agit d’une collection de documents de première main: tracts, manifestes, déclarations, appels.... non pas un énième commentaire sur les “événements de mai” mais les textes bruts, l’expression très riche et très diverse de ces journées particulières. Déjà en 68, en lisant les journaux, en écoutant la radio, en regardant la télé aux ordres de l’époque, nous avions constaté l’abîme qui existait entre la réalité que nous vivions et les faits tels qu’ils étaient rapportés par les médias. Déjà la presse se passionnait pour les voitures brûlées, les vitrines cassées, le mobilier urbain défoncé et les bagarres entre flics et manifestants. Mais très peu pour le fond des choses, l’élaboration d’une critique globale et pertinente du “système” qui échappait aussi bien à l’idéologie officielle qu’aux canons de l’orthodoxie marxiste, l’espèce de poésie en action qui avait pris possession des lieux publics, l’humour ravageur des slogans, déclarations, manifestes et propositions de toutes sortes. Cette floraison qui ne visait, à mon avis, aucune efficacité politique à court terme, était talentueuse, souvent brillante, très inspirée. Ces documents méritaient d’être réunis et c’est ce que nous avons fait au sein d’une espèce de petite agence de presse et de communication, le CRIU, créé sur le moment et appuyée et hébergée par le mouvement d’éducation populaire “Peuple et Culture” et qui avait l’aval de certains des principaux leaders de l’histoire (Sauvageot, Geismar, Cohn-Bendit et les animateurs des Comités d’Action Lycéens).

À la fin juin, quand la vague est retombée, nous avions réuni les textes qui nous paraissaient les plus forts et les plus représentatifs, nous les avions organisés en un livre avec le minimum de commentaires et nous étions allé frapper à la porte des éditions du Seuil qui avaient immédiatement accepté de publier l’ouvrage qui a été traduit par la suite en espagnol, en italien et en japonais. Et c’est ce livre même que 40 ans plus tard je me retrouve maintenant en train de dédicacer (pour la première fois) à la demande de Joãozinho, dans ce bistrot brésilien de São Luis en cette fin d’après-midi de février, dans la chaleur de l’été et les prémisses du carnaval tandis qu’un orchestre (avec trompette, trombone, saxophones, percussions, guitare...) plein de vigueur et d’animation attaque un pot-pourri de sambas.