jeudi 26 novembre 2009


São Gonçalo do Rio das Pedras 22 novembre 2009
Photo de Dona Ilídia par Lori Figueiró

Encore un saut d’avion vers le nord-ouest et quelques heures d’autocar dans « l’intérieur » et je retrouve les montagnes bleues du Minas Gerais, cet environnement de pierres qui pensent et de buissons qui parlent, Minas des enchantements et des malédictions.

Temps suspendu, Minas-méditation. Ici on tombe dans la contemplation comme un galet dans le fond d’un bassin d’eau vive, de cette eau fraîche et douce des cascades de Minas.

La maison est un peu à l’écart du village, immergée dans une petite forêt.
On n’a pas idée du calme de ces parages, de ce concerto pour silence et oiseaux, pour insectes et souffles. Hier, quand j’arrive, la sono est en panne : impossible d’écouter de la musique enregistrée. Tant pis. Tant mieux. De la « varanda », terrasse couverte à l’air libre qui s’avance à toucher les frondaisons des arbres où je me tiens en compagnie de deux bougies, j’écoute la polyphonie des animaux de la nuit. Les minuscules cymbales, les flûtiaux, les soupirs, les sanglots étouffés et tout au fond, en toile lointaine, une chorale de crapauds qui se répondent en appels décalés.

Je me tiens sous un croissant de lune d’une netteté absolue sur le velours noir, sous un grand fleuve d’étoiles sur l’obscur intense, dans la tiédeur de cette nuit d’été, dans la noirceur lumineuse de Minas.

Ce matin, je fais le tour du verger. Pitangas, carambolas, acerolas, papayes, goyaves, cajous, umbous, maracujas, piquis, dix variétés de mangues, d’oranges, de bananes, de mandarines. Mais le sol est ingrat, sec et sablonneux. Les arbres peinent à croître, se rebellent, se tordent pour quêter la lumière et l’humidité, sont attaqués par des colonnes de fourmis tenaces, de termites en guerre, de chenilles vénéneuses… Ainsi les gens d’ici, plutôt « taiseux », circonspects, la peau dure et tannée, le corps noueux. À l’image de cette terre âpre, le « mineiro » est volontiers taciturne et solitaire, même lorsqu’il est en société. Mais il sait ramasser sa pensée et sa méditation en phrases fulgurantes et inspirées qui touchent au cœur : Les signes de vraie vie nous sont tellement étrangers (João Guimarães Rosa ).

Et le dimanche s’écoule dans la belle et haute lumière de ces parages. Sur la « varanda », je déguste un poulet au sang, une des délicieuses spécialités de la région, avec une polenta de maïs et du chou portugais (couve) frit. Un cavalier passe sur le chemin, tirant derrière lui une mule bâtée, chargée de fagots. On est dans un autre espace-temps. Ce village est encore protégé d’une certaine agitation car, pour y parvenir il faut affronter 40 Km d’une route de terre complètement défoncée. Mais on parle de goudronner. Alors, avant qu’il ne soit trop tard, Lori et Márcia, des amis voisins ont créé un centre culturel, le Centro de Cultura Memorial do Vale, et ont entrepris de filmer les témoignages des anciens des environs.

À la nuit tombée, ils me montrent les récits de Dona Zeca et de Sr Nestor (92 ans) qui parlent du temps, pas si éloigné, où il n’y avait ni eau courante, ni électricité, ni même route, du temps où tous les déplacements s’effectuaient à cheval ou à pied, du temps où, pour transporter un malade à la ville, 20 hommes se relayaient pour porter le brancard pendant 40 km de sentiers sinueux… Mais, dans leurs souvenirs, cette vie était bonne, l’eau des cascades était pure et l’on s’amusait beaucoup avec très peu. Témoin Dona Ilídia qui a sans doute près de 90 ans, élégante et malicieuse, qui s’est laissée filmer en train d’ouvrir une ombrelle et de réciter un beau poème avec l’aplomb et l’éclat d’une véritable « star » :

Veja-me só que elegância
Em que ponto eu hoje estou
Com esta bela sombrinha
Que o padrinho me comprou.

Andando assim como eu ando
Toda galante sombrinha
Não há ninguém que me deixe
De julgar como uma mocinha.

Quero que todos exclamem
Isso sim não é menina
Repare e veja que é
Uma mocinha pequenina.

Seguro na minha sombrinha
Como faz toda senhora
Mas não se ria de mim
Senão daqui eu vou me embora.

E quem muito há de gostar
De me ver assim vestida
Toda catita e galante
É a mamãezinha querida.

( Texte recueilli par le Centro de Cultura Memorial do Vale )


Que je me suis permis de traduire très librement :


Regardez-moi quelle élégance
Et quel éclat, quelle prestance
Je suis sous une belle ombrelle
Que mon parrain m’a acheté



Marchant ainsi comme je marche
À pas menus, à pas comptés
Je veux ici que tous s’exclament :
« On dirait vraiment une dame ! »

Mais ne vous moquez pas de moi
Ne riez pas derrière mon dos
Car si j’entends que l’on ricane
Je m’en irai tout aussitôt.

Et celle qui va adorer
De me voir ainsi pomponnée
Celle qui va être ravie
C’est petite maman chérie.

lundi 23 novembre 2009

Rio de Janeiro, le 18 novembre.
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Prendre un bus près de la station de métro Botafogo en direction de Gávea. En vingt petites minutes, quand la circulation est fluide, on va changer d’écosystème. Descendre à la station « Jardim Botanico ». Franchir les portes du parc.

En un instant tout s’apaise. Derrière moi s’éloigne l’avenue rugissante saturée de gaz d’échappements, devant moi s’ouvre l’allée grandiose des palmiers rois qui chatouillent le ciel de leurs hautes frondaisons. Jardin Botanique de Rio, sans doute l’un des plus beaux parcs publics du monde. C’est l’empereur Dom Pedro II, un monarque atypique, éclairé, ami des arts, pionnier de la photographie… qui avait voulu ce jardin où sont rassemblés, de manière fluide et impressionniste, les principales espèces d’arbres de plantes de la foisonnante flore brésilienne. À mesure que l’on s’éloigne de l’entrée , on pénètre un monde de massifs de feuillus de toutes formes qui côtoient des arbres immenses, de fontaines et de statues nichées dans la verdure, de petits cours d’eau qui la parcourent, d’étangs couverts de grands nénuphars contemplatifs.

De passage à Rio il faut aller au Jardin Botanique et se laisser envelopper par cette tranquillité verte. En ce milieu d’après-midi, il n’y a presque personne, un ou deux poètes égarés en admiration, quelques rares touristes.

Pause dans le bleu et le vert, toutes les nuances de vert, dans le délice des ombrages où le soleil diffuse à travers les colonnades de bambou, dans le scintillement diffus des jeux de l’eau et de la lumière. Oasis de calme odorant tandis que l’on devine au loin le tumulte hoquetant de la ville, l’étrange chaos puant qui prolifère, l’énervement palpable dans les secousses de la circulation au touche-touche, le véhicule qui toussent, qui crachent…

Je prolonge encore un peu cette promenade d’émerveillement, je savoure chaque particule de cette paix verte piquetée des rouges, des jaunes, des mauves des fleurs éparses. Un toucan bariolé cueille des petits fruits dans les hautes branches. Le soleil descend, la lumière est plus chaude, plus caressante, exalte toutes les couleurs de ce jardin-poème qui s’apprête pour la nuit.

Coups de sifflets, le «Jardim Botânico » ferme. Quelques pas et re-voici la réalité automobile. Je n’ai pas de difficulté à attraper mon bus immobilisé, coincé dans les embouteillages du rush de fin de journée.

samedi 21 novembre 2009


Rio de Janeiro, le 16 novembre.

A peine arrivé à Rio, encore un peu fourbu de cette tournée et de ces voyages, de ces décalages horaires et culturels, je respecte une tradition mienne : je vais à la Casa da Feijoada à Ipanema car c’est dimanche.

Véritable temple du plat national Brésilien ce restaurant ne sert que de la Feijoada de la meilleure qualité. J’ai déjà eu l’occasion de parler de cette nourriture rituelle dans chapitre antérieur de ce blog, de toutes ces marmites de choses fumantes, délicieuses et diététiquement incorrectes qui peuplent la table à l’heure de la dégusation qui doit être lente, concentrée, religieuse.

Pour ma part j’aime la Feijoada « completa » avec toutes sortes de cochonailles : oreilles, pattes, abats divers et non identifiés, la formule carnivore et exagérée, précédée d’une caïpirinha, arrosée de bières, suivie d’une bonne sieste…

Rio aime le dimanche, avec ses après-midi à la plage et ses matches de foot en fin de journée. Il me semble que le Club Flamengo joue aujourd’hui car je vois beaucoup de gens qui arborent le t-shirt aux rayures rouges et noires. On assiste au match en groupe sur le trottoir, à la télé d’un bar voisin. C’est un prétexte à exclamations, rires et hurlements divers.
……

Le lendemain je retrouve l’autre côté de Rio, un peu moins glamour, un peu moins affriolant . Le téléphone qui ne marche pas, par exemple. La moitié des numéros (fixes) que je tente d’appeler sont en dérangement. On se croirait revenu 30 ans en arrière quand téléphoner était une opération éprouvante et hasardeuse : lignes « croisées » ( on entendait d’autres conversations en même temps que la sienne), communication « tombée » (brusquement interrompue), erreurs de destinataires (on arrivait ailleurs une fois sur troiss, on faisait même parfois connaissance avec des gens que le hasard des erreurs d’aiguillage, vous avaient fait contacter) etc….

Ces problèmes récurrents avec les téléphones fixes constituent sans doute une stratégie pour vendre davantage de portables (qui, eux, marchent très bien et sont hors de prix.) Le Brésil est, une fois de plus, soumis à l’oppression débridée des puissances d’argent.

Je cherche un studio avec un piano pour pouvoir travailler mes chansons. Je dois téléphoner à une bonne quinzaine de d’établissements pour pouvoir trouver enfin le studio qui semble convenir. Vers le soir, donc, je prends le métro, descend à la station Flamengo et tente de trouver la rue où se trouve le local de répétition. Avec un aplomb parfait et après avoir consulté un plan le vigile du métro m’envoie dans une direction parfaitement erronée. Je finirai bien par trouver ma rue après une bonne demie heure de marche. Mais la « ville merveilleuse » a fait place à une cité obscure d’avenues vides battues par les vents. L’éclairage public est précaire et oscillant. De temps en temps un ou une étudiante des cours du soir qui se hâte, les cahiers à la main. Au coin d’une rue un homme gît dans les détritus, ordure parmi les ordures. Est- ce qu’il dort ou est- ce qu’il est mort ? Ou plutôt est-ce qu’il frappe aux portes de la mort et qu’on lui refuse l’entrée ? « Tout l’étrange se fige », les abords sont plein de fantômes et d’ombres qui passent, d’âmes en peine qui errent dans la désolation. Je parviens finalement à mon studio, dans un vieux building immense qui ressemble un peu à ces immeubles où les détectives de Raymond Chandler et de Dashiell Hamett avaient leurs bureaux. Un portier aux yeux rouges somnole devant la télé, l’ascenseur bringuebalant fonctionne par miracle, toujours prêt à rendre le dernier soupir. L’éclairage est toujours aussi problématique et l’obscurité tenace. Tout est un peu sale et abandonné. Corridors vides. J’arrive enfin à destination. Un jeune couple m’accueille dans un vaste local encombré de meubles et de matériel entassé à la diable, lui aussi plongé dans un semi-pénombre.

Je peux enfin m’installer en tête à tête avec le piano et travailler mes musiques pendant deux heures qui s’envolent sans prendre garde puis prendre une soupe dans un petit restau de quartier. Avant de rentrer ici « autour de minuit » dans ce climat singulier et légèrement inquiétant du Rio nocturne.

jeudi 19 novembre 2009

Porto Alegre, 14 novembre 2009


Photo: Frédéric Pagès et Xavier Desandre-Navarre



Une heure et demie d’avion et nous voici encore dans un tout autre univers, le Grand Sud du Brésil , le Rio Grande do Sul, aux frontières de la Pampa argentine et uruguayenne avec ses “gauchos” blonds aux yeux bleus, un Brésil germanisant et italianisant, un autre rythme, un autre style… Nous sommes invités par le Salon du Livre de Porto Alegre, 55 ans que cette grand-messe existe, ça doit être le plus ancien Salon du Livre du Brésil.

A l’arrivée, en survolant les abords de l’aéroport on découvre un paysage inondé sous un ciel bas. Il est tombé des trombes hier soir et les rivières ont débordé.

Ici tout est cadré et chronométré, sans rigidité mais avec un sens de l’organisation que l’on retrouvera difficilement dans d’autres régions du pays. Bel hotel confortable en plein centre de Porto Alegre, à deux pas de la salle où nous donnerons le concert, petite salle de deux cents places très agréable avec une bonne sono et une équipe technique agile et compétente. On a juste le temps de s’installer, la nuit est tombée, quelques instants de silence dans la salle encore vide… puis on ouvre les portes et le public s’installe. Un public fervent, peut–être un peu moins démonstratif que dans d’autres provinces du Brésil mais extrêmement attentif et complice. La bonne sono nous permet de nous immerger complètement dans le travail mots-musiques, de faire dans la nuance, de préciser les climats. “Quelque chose” se produit dont nous sommes les auxiliaires. C’est encore la musique et les mots qui nous guident. Xavier tisse des trames de climats sonores évocateurs et envoûtants. Je crois que nous avons réussi à emmener nos spectateurs dans ces régions de récits-songes et de poèmes dansés où nous avions l’intention de les inviter.
En compagnie de notre nouvel ami Flávio, un dîner de viandes délicieuses (la spécialité du coin) arrosées d’un vin capiteux du Chili sous les grands arbres dans le patio d’une Churrascaria locale clôt cette belle journée et cette belle tournée.

mercredi 18 novembre 2009


Photo de Seu Cássio

Diadema, vendredi 13 novembre 2009

Mário, le maire de Diadema, est arrivé au milieu d’une improvisation débridée sur le poème « Trem de Ferro » (chemin de fer) de Manuel Bandeira, un classique de la littérature brésilienne. Puis il s’est joint à nous lorsque nous avons commencé à travailler sur un texte de João Guimarães Rosa, extrait de son chef d’œuvre « Mon Oncle le Jaguar ». De même l’adjointe à la culture et la responsable des bibliothèques de la ville sont rentrées dans la ronde. En cette deuxième journée d’atelier à Diadema, nous sommes à la « Casa da Música » qui est installée dans une jolie maison au milieu d’un parc à la végétation tropicale qui fut la résidence, dans les années 1920, d’Anita Malfatti grande artiste peintre de la période moderniste. Le public des participants est un peu différent de celui d’hier, à la « Casa do Hip Hop ». Aujourd’hui ce sont plutôt des élèves et des professeurs de l’Ecole de Musique qu’abrite la « Casa ».
Public sans doute plus « académique », comme on dit ici mais qui se donne également, complètement au jeu.

Plus tard nous donnerons notre concert devant une petite assemblée attentive et émerveillée. J’aime jouer au Brésil à cause de cette capacité d’émerveillement du public, à cause de cette sensibilité poétique et musicale qui fait que les gens “embarquent” complètement dans le voyage que nous leur proposons. Il y a là des spectateurs qui sont arrivés un peu par hasard, Senhor Cassio par exemple, un musico de la vieille garde à l’oeil malicieux qui joue dans la “banda” municipale. Il m’explique que tous ses enfants sont musiciens, amateurs ou professionnels. Il ne tarit pas d’éloges sur notre concert : “Je n’ai jamais rien entendu de semblable dans ma vie.” Le texte de Guimarães Rosa “ Mon Oncle le Jaguar” l’a particulièrement touché."Peut-être s’identifie-t-il à ce chasseur de fauves qui est séduit par ses proies et devient fauve lui même ?"

Après cette journée intense, on se retrouve tous au “Franciscano”, un restaurant de quartier qui sert sans façon une tambouille délicieuse. On trinque à la caïpirinha. On discute de table en table dans les conversations hautes et les rires sonores.

samedi 14 novembre 2009

Diadema, jeudi 12 novembre 2009




A balança pesa o peixe
A balança pesa o homem
A balança pesa a fome
A balança vende o homem

(La balance pèse le poisson
La balance pèse l’homme
La balance pèse la faim
La balance vend l’homme)

Dans la chaleur de cet après-midi d’été, les MCs (Maîtres de Cérémonie dans le langage Hip-Hop) de la « Casa do Hip Hop » de Diadema près de São Paulo scandent le poème, le rythment à leur façon, le démontent et le remontent, mélangent mots et syllabes, le font sonner de mille manières. Les « Beat boxers » y rajoutent des percussions vocales. De temps en temps un chœur se forme qui accompagne et encourage le soliste…
Après un bref temps d’observation et de présentations, les vocalistes de la « Casa do Hip-Hop » venu en nombre (entre 30 et 40 personnes) participer à notre atelier se sont complètement investis dans les exercices et jeux musicaux que nous avons proposé, Xavier Desandre-Navarre et moi-même et ils se sont complètement approprié « Ver-O-Peso » le poème de Max Martins, grand poète d’Amazonie disparu au début de cette année, que j’avais apporté comme premier prétexte d’une rencontre entre leur démarche et la nôtre. Le poème parle de la dure vie des pêcheurs qui apportent leur poisson au marché « Ver-O-Peso » (Littéralement : « Voir le poids ») de Belém : est-ce l’homme qui mange le poisson ou la faim qui dévore l’homme ? Le poème joue de cette allitération entre homem (homme) et fome (faim) avec au milieu, en arbitre froid de cette tragédie, la balance qui pèse le poisson, l’homme, la faim… la mort.

J’avais envie depuis longtemps déjà de proposer à des rappeurs compétents et créatifs comme ceux de Diadema de réaliser un travail sur des poèmes considérés comme plus ou moins « classiques ». Et ils ont complètement joué le jeu, ils ont accepté de sortir de leurs repères habituels pour livrer une lecture singulière et inhabituelle de ce texte.
On sent aussi qu’ils se connaissent bien et qu’ils ont l’habitude de jouer et d’improviser ensemble, ce qui facilite grandement les choses.

Cette « Casa do Hip-Hop » est un projet de la municipalité de Diadema qui a commencé il y a une bonne dizaine d’années. Diadema est une banlieue pauvre et problématique de São Paulo qui était, il n’y a pas encore si longtemps, largement constituée de favelas. Les équipes municipales du PT, le Parti des Travailleurs de Lula, qui se sont succédées ici depuis plus de 20 ans ont transformé peu à peu le visage de cette ville de 500.000 habitants en créant des « noyaux d’habitations populaires » avec petits immeubles et maisons en dur, tout cela au prix d’un effort considérable, notamment dans le domaine culturel.

Il y a un grand réseau de bibliothèques publiques et de centres culturels dont cette « Casa do Hip-Hop ». La « Casa » est constituée d’un préau avec une scène et un espace assez vaste pour la danse. Puis on débouche sur un patio magnifiquement décoré avec des fresques de différents styles mais toutes d’une très grande qualité graphique. Certains des jeunes qui fréquentent cette « Casa » sont là depuis les débuts et tentent de développer leur art, d’enregistrer, de se produire dans cette ville-monde qu’est l’agglomération de São Paulo, gigantesque chaos urbain aux limites indéfinies.

Cette « Casa » est un beau projet culturel bien adapté à la « réalité » (comme on dit ici) de ces jeunes. Mais sa mise en place, comme on peut l’imaginer n’a pas été aisée. D’autant que la municipalité a joué le jeu d’une certaine participation démocratique de ces rappeurs à la construction du projet. Ceci dit , le résultat est là : on ne peut qu’être frappé par la qualité, par la musicalité de ces musiciens des mots et des rythmes aux personnalités bien affirmées. D’ailleurs la chaîne de télévision « Globo » ne s’y est pas trompée qui a filmé toutes nos activités durant l’après-midi. Car c’est la « journée mondiale du Hip-Hop ». Nous sommes passés en direct au début de l’après midi et en différé, avec un autre reportage, dans le journal de la nuit.

17h30…l’atelier se termine et les break dancers s’y mettent. Après avoir été mis en voix et en musique le texte est maintenant dansé, passé au feu de la grande énergie de São Paulo, la « Métropolis Tropicale » qui pulse, qui dévore toutes les cultures, qui recycle tout pour créer les poèmes inouïs (c’est à dire jamais encore entendus) de demain matin.

vendredi 13 novembre 2009

Frédéric Pagès au salon du livre de Belém


Et je reprends le fil de ce blog que j’avais interrompu il y a neuf mois…..

Mercredi 11 novembre 2009

Moiteur sur Belém. Il paraît que c’est l’hiver. Bientôt ça sera la saison des pluies. Mais pour l’instant c’est l’étuve avec un temps un peu voilé et des nuages qui traînent. Le choc est toujours d’une violence inouïe quand, en quelques heures d’une nuit mal dormie on bascule d’un hémisphère dans l’autre, d’une planète dans l’autre, davantage encore à Belém qui est un autre Brésil sous les apparences du Brésil, où le temps ne s’écoule pas de la même façon, où les mots n’ont pas tout à fait le même sens et où, plus encore qu’ailleurs, il faut se débrouiller avec cette énergie puissante qui déborde dans tous les sens, avec cette cohue des désirs et des angoisses qui caractérise le monde en général et le Brésil en particulier, avec cet « in-formalisme », cette manière d’improvisation permanente qui donne au quotidien des airs de concert de Free-Jazz.

Après de multiples péripéties qu’il serait un peu laborieux de rapporter ici mais avec lesquelles on pourrait écrire un gros livre nous avons, Xavier Desandre-Navarre et moi-même, donné notre concert « Ave Césaire » hier soir au Salon du Livre de Belém. Comment ce petit miracle a-t-il pu se produire ? Les esprits et les anges gardiens ont dû beaucoup travailler pour nous guider dans le dédale des démarches, des ordres et contre-ordres, des obstacles de toutes sortes qui se sont dressés…. Car il a fallu ramer avec force contre le courant de toutes les inerties, de tous les vents contraires, de toutes les tracasseries.

Et puis soudain, à l’heure dite ou à peu près, vers 18h30, le tumulte s’apaise, les techniciens brésiliens du son et de la lumière s’activent avec compétence, nous nous installons dans le petit théâtre mis à notre disposition, tout se met en place rapidement avec quelque chose, oui , qui tient de la grâce et du miracle.

Dés les premières notes, on sent que l’énergie est là, le son est puissant et précis et même la diffusion à tue-tête d’un opéra dans une salle voisine ne parviendra pas à nous déstabiliser. Nous livrons ici le fruit des mois de travail, un voyage de mots-musiques et de mots- médecine guidé par le verbe d’Aimé Césaire qui parlait, lui, de « mot-macumba », mots de pouvoirs (au bon sens du terme) et mots de guérison, car le propos de la poésie de mots et de musique est de masser, de guérir , de révéler peut-être… ça n’est pas nous qui faisons de la musique, c’est la musique qui nous fait, ce sont les mots qui nous emmènent , nous ne faisons qu’accompagner le mieux possible une forme, un mouvement, une danse…

Mots de Césaire, donc mais aussi prose de Guimarães Rosa et de Raul Bopp que nous travaillons depuis des années Xavier et moi, mots de Max Martins, un grand poète de Belém qui est mort au début de l’année et que j’avais eu le privilège de rencontrer il y a quelques années, mots aussi de Dalcidio Jurandir, un immense écrivain d’ici encore très méconnu, disparu à la fin des années 1970 et dont on célèbre le centenaire. Son fils, José Roberto, nous fait l’amitié de venir assister à notre concert. La grande nouveauté pour moi, pour nous, c’est que ce « concert littéraire» est entièrement bi-lingue. Nous avons voulu cette fois-ci, mêler et tresser intimement non seulement les mots et les rythmes, le son et le sens mais aussi le français et le portugais. Les langues s’interpénètrent, soit en traduction , soit en écho. Certains textes sont donnés soit en portugais ou soit en français, pour d’autres on livre en parallèle les deux versions. C’est assez sportif mais très riche, lorsque, par exemple nous entremêlons intimement deux poèmes, l’un d’Aimé Césaire et l’autre d’un poète paraense (du Pará) de la négritude un peu antérieur, Bruno de Menezes, deux poèmes qui ont le même titre : « Batouque » et qui sont, chacun à leur manière de véritables partitions verbales de rythme et de danse. Je ne sais si, dans la vie réelle, ces deux poètes ont eu l’occasion de se rencontrer et de communiquer car cette coïncidence est troublante mais je sais que ce soir Aimé Césaire et Bruno de Menezes dialoguent en direct sur cette scène du Salon du Livre de Belém :
Aimé Césaire :
« Batouque des mains
Batouque des seins
Batouque des sept pêchés décapités
Batouque de défis de guêpiers carminés
Dans la maraude du feu et du ciel en fumée… »
Bruno de Menezes :
« Rufa o batuque na cadência alucinante
do jongo do samba na onda que banza.
Desnalgamentos bamboleios sapateios, cirandeios,
Cabindas cantando lundús das cubatas. »

Bruno Stefani, le directeur de l’Allliance Française de Belém qui nous a constamment soutenu dans cette aventure, vibre à notre manière de faire sonner ces textes. On sent chez lui une grande connivence avec le Brésil de Belém, une grande compréhension amicale de ce pays. D’ailleurs le stand de l’Alliance Française au Salon du Livre de Belém ne désemplit pas.

Plus tard, avec Gunter Pressler, professeur à l’Université Fédérale du Pará qui nous a aussi donné un sérieux coup de main et avec José Roberto, le fils de Dalcidio Judandir, accompagné de son épouse, on se lèche les doigts au cours d’un dîner tardif au bord d’un des affluents du fleuve Amazone, en découvrant les saveurs inouïes d’un plat de crevettes au risotto de pupunha (un délicieux petit fruit local) et d’asperges, et d’un Tucunaré (poisson du fleuve) grillé accompagné d’un couscous à la mangue, tout en sirotant des bières brassées ici même, parfumées aux arômes de fruits d’Amazonie.